« Si ton père te voyait ? »
Tout ce que la phrase a d’absurde. Ton père, moi, toi, nous, voyons tout. En permanence. Plus rien ne nous échappe sur la toile des réseaux. Une toile, ou plutôt le rideau d’une scène sans quatrième mur.
Sur ces autels au culte narcissique, nous sacrifions les pires banalités de notre quotidien. Que peut-il rester, alors, de notre intimité ? Que peut-il rester de « l’autre » ? Nous voyons tout, mais ne regardons rien.
Dans ce festival de mises en scène, Mathilde est à l’affut des rares moments vrai. Une relation qui nait et qui meurt aussitôt dans la pénombre des appartements mal rangés.
Mathilde, que débusqueras-tu ? Et si ton père te voyait dans ces safaris sauvages ? Quand tu cherches l’humanité dans la canopée des villes, cette espèce en voie d’extinction, que crois-tu qu’il dirait ?
Philippe Benoit
Préface de Florent Barnadès
Que reste-t-il de l’intime aujourd’hui ? Avec la numérisation de l’image et de ses échanges, on ne peut pas dire qu’il reste beaucoup à cacher de nous-mêmes depuis le début du troisième millénaire.
Alors que cherche Mathilde Biron dans cet intime en perdition ? Quel est le but de sa quête ?
Un jour, alors que nous discutions elle et moi (sur une application, bien entendu, 21ème siècle oblige), elle emploie l’expression « intimité digitale ». Dans le silence de la nuit (nous discutons souvent tard), je retourne ce curieux assemblage de concept. Dans son premier livre, elle l’a matérialisé en illustrant ses photos de messages explicites qu’elle avait reçus.
Mais je n’ai jamais vraiment réfléchi à ce que cela pouvait signifier.
J’ai appris, quand Internet n’en était qu’à ses balbutiements, qu’on peut tracer autour d’un être humain trois cercles : celui du public, celui du privé et celui de l’intime. Ce dernier est le plus restreint et n’est accessible qu’à de très rares personnes. Il concerne ce qui est le plus précieux, le plus secret de nous-mêmes : notre nudité (sexualisée ou quotidienne), nos émotions profondes, nos désirs. C’est le lieu où les masques sociaux tombent. Pour y accéder, il n’y a que deux chemins : être « choisi » par la personne pour entrer dans ce cercle, ou l’Art. La littérature et les beaux Arts sont le moyen pour expérimenter une intimité autre : construite ou réelle, ce domaine sent le soufre. Je pense au journal d’Anaïs Nin ou encore à la vie sexuelle de Catherine M.et bien sûr à la photographie de nu (enfin plus précisément quand les photographes ont cessé de copier la peinture avec des mises en scène d’un kitsch indépassable). Man Ray et Cartier Bresson furent les précurseurs de cette photo à la fois esthétique et intime, grâce à leurs muses respectives (et elles furent nombreuses). Il ne s’agissait pas de produire des cartes postales coquines vendues sous le manteau dans des établissements louches de Pigalle. Le but était de créer une émotion complexe : être saisi par le Beau d’un corps réel, avec ses imperfections, se sentir ému et attiré par cette intimité dévoilée et en même temps faire naitre dans notre for intérieur du désir ou même de la concupiscence, c.-à-d., mêler son intime à un intime inconnu, désir et émotion confondus. Roland Barthes écrivait : « La photo érotique, […] ne fait pas du sexe un objet central ; elle peut très bien ne pas le montrer ; elle entraîne le spectateur hors du cadre, et c’est en cela que cette photo, je l’anime et elle m’anime.[1] »
« L’intime digital » ne parvient pas à cela. Car ce qui appartient à la technologie numérique est froid. Malgré tout l’écran reste une surface infranchissable où la chaleur, la texture ou l’émotion ne passent pas. « Une photographie devrait être humide », a écrit Araki. Une photographie de nu s’apprécie lorsqu’elle est sur un mur ou dans un livre. Mathilde Biron vous propose ici une expérience sensitive. Les photos de ce recueil sont délicatement chaudes. Les êtres qui vous offrent de découvrir ici leur intimité, vous pourrez les croiser tous les jours. C’est une invitation espiègle et insolente. Car ils ne cherchent pas à répondre aux canons de notre époque. Ils prendraient même un malin plaisir à les malmener que ce ne serait pas surprenant. La photographe est complice de cette impertinence. Car elle aussi habite ces pages, de son corps et de son regard. Comme le voyageur transformé par son errance, elle chemine aux côtés de ceux qu’elle photographie. Elle n’est pas extérieure à cette cohorte de corps. Et elle nous entraîne avec elle. Avec des polaroids et des appareils argentiques qui appartiennent à un passé qui semble lointain, elle saisit une vérité de ses modèles bien mieux que le ferait les boitiers électroniques. Elle brise la surface digitale pour documenter notre réel en lui rendant une réalité, et ainsi nous toucher. Elle nous propose une intimité exposée, proclamée et revendiquée (délicieux paradoxe). Grâce à son œil et sa personnalité qui réussissent à faire tomber les masques, Mathilde ranime la vérité de l’intime. Et il est beau, chaud et enivrant.
Florent Barnadès
Mathilde Biron : Si ton père te voyait
Les Presses Littéraires, 2020
ISBN 9791031010410
122 pages
20 Euros
https://www.lespresseslitteraires.com/biron-mathilde/
[1]La chambre claire, éd. Cahiers du cinéma Gallimard/Seuil p.93