Les Douches la Galerie présente une nouvelle exposition consacrée à Ernst Haas. Composée d’une vingtaine de photographies couleur, prises essentiellement à New York, elle révèle le projet le plus personnel et le plus poétique du photographe américain, autour de l’abstraction. Cette étonnante série coïncide avec la publication cet automne d’un livre, Ernst Haas Abstract, qui fera date dans sa bibliographie.
Le projet Abstract d’Ernst Haas représente l’une des étapes les plus audacieuses et personnelles de l’œuvre de ce pionnier de la photographie couleur. Conçu dans les années 70 sous la forme d’un diaporama audiovisuel, Abstract s’est inspiré d’images réalisées dans toutes les phases de la carrière du photographe, de 1952 à 1984. Peu connu du grand public, ce projet complexe incarne la vision singulière de Haas, qui voyait la photographie comme un art fluide, poétique, et en perpétuel mouvement.
À l’occasion de la sortie du livre Abstract et de l’exposition aux Douches la Galerie, Alexander Haas, fils du photographe, nous livre son témoignage sur la genèse de ce projet. Il évoque la passion de son père pour le cinéma, la couleur, et la musique, des éléments centraux dans sa pratique artistique qui trouvent dans Abstract leur expression la plus aboutie. Pour Ernst Haas, ce projet, mûri pendant des décennies, représentait l’apogée de sa carrière, une quête inlassable d’images abstraites qu’il puisait aussi bien dans la nature que dans les scènes du quotidien.
Le projet Abstract est certainement le plus complexe et le moins connu de tous ceux qu’a menés votre père, Ernst Haas. Pour quelles raisons ?
Mon père était un grand cinéphile. C’est un projet qu’il a eu durant toute sa vie : faire quelque chose de toutes ces photos abstraites qu’il avait prises. Quand il a vu, dans les années 70, que la technologie permettait d’avoir plusieurs projecteurs de diapositives qui fonctionnaient en même temps et, ainsi, présenter les images en fondu enchaîné, il a fini par obtenir ce qu’il cherchait depuis un long moment. Pour lui, ces abstractions se trouvaient partout, dans la nature comme dans n’importe quel sujet. Et à partir de là, il a vraiment trouvé sa voie. Je le revois travailler la nuit sur ces abstractions, et je me rendais compte que cela lui apportait énormément de joie. Mon père était un mélomane et le fait qu’il ait associé à ce diaporama de la musique abstraite, en l’occurrence celle du compositeur hongrois György Ligeti, lui a permis de s’exprimer différemment et d’élever son œuvre photographique à un niveau supérieur.
Est-ce vraiment le point culminant de son œuvre ?
Pour lui, oui, clairement. À la fin de sa vie, quand il participait à des workshops, il montrait en priorité ce diaporama, Abstract. Il faut bien l’avouer, c’était aussi, pour lui, une façon de prévoir sa mort. Le livre, qui paraît cet automne (chez Prestel) est d’un registre assez sombre. On sent qu’il y a une réflexion tournée vers lui-même, et une grande mélancolie dans ses images.
La couleur a-t-elle été, de tout temps, une obsession pour votre père ?
Il a vécu durant la Seconde guerre mondiale à Vienne, en Autriche, et c’était pour lui, une époque grise, comme il l’avouait. Il voulait donc voir de la couleur partout et il a passé sa vie à la traquer, même si, quand il est arrivé aux États-Unis, cela ne l’a pas empêché de faire du noir et blanc. Mais la majorité de son œuvre, elle est en couleur et c’est comme cela qu’il a été reconnu en tant qu’artiste.
Comment passe-t-on d’un diaporama à un projet de livre, qui paraît cet automne, accompagnée de cette exposition aux Douches la Galerie ?
J’ai d’abord toujours pensé que ce diaporama pouvait déboucher sur un livre et je m’en réjouis. Ce n’est pas un ouvrage facile à comprendre, mais c’est vraiment un projet artistique. Quant aux tirages pour l’exposition – des C-prints et des tirages jet d’encre – ils ont été faits il y a deux ou trois ans dans deux laboratoires parisiens, Cyclope et Picto, et je suis vraiment épaté de la modernité de ces images, grâce à la technologie actuelle. C’est vraiment merveilleux de voir que ces photographies abstraites, qui ont été prises dans les années 50, pourraient finalement l’avoir été de nos jours.
Entretien réalisé par Philippe Séclier.
Ernst Haas (1921-1986) est reconnu comme l’un des grands photographes du XXe siècle, et fait partie des pionniers de la photographie en couleur. Il est né à Vienne (Autriche) en 1921 et a commencé à photographier durant la Seconde Guerre mondiale. Son travail sur le retour des prisonniers de guerre autrichiens attira l’attention de Life, mais il déclina la proposition de devenir photographe attitré du magazine américain pour garder son indépendance. Il rejoint l’agence Magnum Photos en 1949, à l’invitation de Robert Capa, et se lia d’amitié avec lui ainsi qu’avec Henri Cartier-Bresson et Werner Bischof.
Ernst Haas s’installa à New York en 1951 et commença rapidement à utiliser le film Kodachrome, réalisant ses premières photo couleur au Mexique. En 1953, Life publia un reportage photo de vingt-quatre pages sur son travail sur New York : ce fut le plus grand reportage en couleur jamais publié par le magazine (Images of a magic city. Austrian photographer finds fresh wonder in New York’s familiar sights).
En 1962, juste avant de prendre sa retraite, Edward Steichen, directeur du département photo du MoMA, lui consacra une rétrospective d’envergure, Ernst Haas : Color Photography, quatorze ans avant l’exposition consacrée également à la couleur, William Eggleston’s Guide, organisée par John Szarkowski qui avait succédé à Steichen, au sein du célèbre musée new-yorkais.
Ernst Haas voyagea de manière intensive durant toute sa carrière, travaillant pour Life, mais aussi Vogue, Look ou Esquire. Il publia plusieurs livres tout au long de sa vie: The Creation (1971), In America (1975), In Germany (1976), et Himalayan Pilgrimage (1978). En 1986, l’année de sa mort, il reçut le prix Hasselblad.
Ernst Haas : Les forces de l’abstraction
Jusqu’au 25 janvier 2025
Les Douches la Galerie
5, rue Legouvé
75010 Paris
01 78 94 03 00
www.lesdoucheslagalerie.com