Notre édition du jour est entièrement consacrée à Jean-Marie Périer. Voici la troisième partie qui revient sur les années 1960 du photographe français.
Après l’enfance dont mon père m’avait fait cadeau puis la prise en main de mon adolescence par Daniel Filipacchi, bien sûr ça s’est un peu gâté. Car à l’époque on faisait 28 mois d’armée dont 14 en Algérie. Eh oui, vous avez affaire à un ancien combattant. N’exagérons rien. Dieu merci l’année passée à Oran on m’avait mis une caméra entre les mains afin de travailler pour la télévision.
(Photo No 1)
La mission du soldat Pillu (c’était mon nom de naissance) consistait à faire des sujets plutôt légers afin de faire oublier aux Pieds noirs ce que la métropole se plaisait encore à appeler : « Les évènements d’Algérie ». Autrement dit la guerre. Et ma planque du début devint vite un cauchemar parce que la dernière année de l’Algérie Française à Oran vira vite au chaos. L’OAS menait une lutte féroce aux fellaghas dont le but était d’évincer les Pieds Noirs du pays. J’avais le droit d’être en civil et grâce à mon laisser-passer je pouvais franchir tous les barrages, circuler même la nuit pendant les « concerts de casseroles », assister en direct à ce drame que fut la fin de la guerre.
(Photo No 2)
Les nuits terrifiées par les plastiquages des maisons, les français d’Algérie assassinés, les arabes brulés dans l’explosion de leur voiture… En un an j’ai vu une douzaine de personnes se faire tuer à quelques mères de moi. Comme seule arme j’avais ma caméra dont je n’osais évidemment pas me servir. Avec ma tête bronzée, les pieds noirs me prenaient pour un arabe et les arabes pour un pied noir, j’avançais en glissant ton sur ton contre les murs. J’avais 21 ans, et je n’oublierai jamais cette trahison faite par de Gaulle tant aux français d’Algérie qu’aux algériens de souche.
Retour à Paris. C’est la fin de l’hiver. Je retrouve Paris, j’ai un travail à Télé 7 jours, je bois des coups avec les photographes de Paris-Match à La belle Ferronnière, je me sens accepté. Un dimanche où il fait beau je tombe sur Daniel Filipacchi. Il n’a pas changé. Je ne sais pas qu’il anime une émission destinée aux adolescents sur Europe 1. « Salut les copains » a démarré pendant mon absence. J’ai toujours trouvé ce titre un peu ridicule, Daniel aussi, il voulait l’appeler « Juke Box » mais « Europe » n’a pas voulu. « Je vais faire un petit journal de musique, ça t’intéresse ? », me dit-il. Bien qu’heureux d’avoir un job, photographier Catherine Langeais sur fond de velours bordeaux, ça ne m’emballait pas trop. Je saute donc sur l’occasion.
100.000 exemplaires vendus le premier jour, Daniel doit réimprimer 300.000 de « SLC » pour freiner la pagaille dans les kiosques. Six mois plus tard, le journal tirera à un million. À partir de là les choses vont très vite. Je découvre Johnny Hallyday, Sylvie Vartan, Claude François etc, tous ces jeunes gens qui débutent comme moi et que les évènements propulsent à vitesse éclair vers la célébrité.
Ma liaison avec Françoise Hardy me met dans une situation étrange. Je fais le journal mais je suis aussi dedans. Daniel me confie la responsabilité des photos de SLC et de « Mlle âge tendre », qu’il vient de sortir et dont il confiera la direction à ma sœur Anne-Marie.
(Photo No 3)
J’engage d’autres photographes, Tony Frank, Benjamin Auger, André Berg (qui était là avant moi) et d’autres… La seule phrase que Daniel m’a dite dès le départ est : « Tout ce que je te demande c’est que tes photos déplaisent aux parents ! ». Après, plus un mot pendant douze ans. Liberté absolue de moyens ou d’imagination. (Photos No 4, 5, 6, 7 et 8)
Le 25 juin 1963, Daniel organise un concert place de la Nation avec sur scène Johnny Hallyday, Sylvie Vartan et Richard Anthony. On attend 5.000 jeunes, il en vient 150.000. Premier évènement du genre, en quelque sorte précurseur de Woodstock, scandale dans la presse française, Edgar Morin est le seul à comprendre ce qui est en train de se passer, il invente le mot « Yéyé » pour désigner la jeunesse des années 60. Ce mot sera plus tard repris par la presse et les adultes en général pour exprimer leur mépris de tout ce qui vient de cette jeunesse envahissante.
(Photos No 8 et 9)
Tout ce qui me passe par la tête je peux l’entreprendre, rien ne m’est refusé, et cette chance unique, Dieu merci j’en suis conscient. Faire construire des décors, voyager n’importe où dans le monde, partir pour Tokyo retrouver Sylvie, puis décider d’aller au Texas passer dix jours avec les Rolling Stones pour revenir ensuite à Kyoto parce que Sylvie pensait que ce serait « plus amusant là-bas ! »… Bref une vie de rêve.
J’habite désormais à Paris dans deux ateliers que je partage avec Jamie et Régis Pagniez. La journée je suis chez eux, bénéficiant de la gentillesse de Jamie, de la gaité de leurs enfants et de l’humour unique au monde de Régis. Et le soir, tout le monde vient chez moi où la fête est continuelle.
Entre le « Swinging London » des Beatles, l’Amérique de Chuck Berry ou James brown et la France de Johnny et Dutronc, j’aurai eu le privilège d’être au centre d’une époque dont les gens d’aujourd’hui ont la nostalgie. Et ils ne sont pas les seuls, cette harmonie-là durera douze ans et je mesure tous les jours ma chance de l’avoir vécue.
(Photos de Jean-Marie Périer et Régis Pagniez, No 11, et celle des artistes des années 1960, No 12)
Jean-Marie Périer