Une très jolie surprise de la rentrée et une très belle histoire. Chez Flammarion sort cette semaine un livre d’images. Son titre : Parking Péguy. Voici le récit !
Je savais que Clio de Péguy était quelque part dans ma bibliothèque mais, plutôt que de faire l’effort de me déplacer, j’ai préféré chercher le texte sur internet. À moitié endormi, je ne me suis pas rendu compte que j’étais dans la section « Maps ». Google m’a alors proposé le « Parking Péguy, à Stains (93) ». Surpris, j’ai commencé à explorer le quartier depuis mon ordinateur. Le parking, avec ses lignes blanches à moitié effacées et ses herbes folles s’échappant du bitume, ressemblait plutôt à un terrain vague ; y traînaient des adolescents en survêtement sous un soleil de plomb. J’ai fait des captures d’écran, puis je me suis levé pour aller à la recherche du livre.
Quelques semaines plus tard, j’ai demandé à mes élèves de Créteil s’ils avaient déjà entendu parler de Charles Péguy. Leur réponse était quasi unanime : « Oui, c’est un arrêt de bus, juste à côté ! » Je n’ignorais pas que celui que je considère comme le plus grand écrivain français du XXe siècle était délaissé par la plupart de mes contemporains, mais qu’on le prenne pour un parking ou un arrêt de bus, c’était une autre affaire.
Après de nouvelles investigations, j’ai découvert diverses rues éparpillées en France, plutôt tristes, principalement dans des lotissements. J’ai archivé ces images, puis, par jeu, je les ai confrontées à des textes de Péguy. En parlant avec Léo de cette étrange collection, il est devenu évident que mes uniformes captures d’écran devraient être remplacées par des photographies si je voulais véritablement saisir l’esprit des lieux. Se laisser guider par les toponymes, c’était faire un peu comme Édouard Levé qui, en Amérique, avait photographié de petites villes américaines aux noms de métropoles (Calcutta dans l’Ohio ou Berlin dans le New Jersey). C’était aussi et surtout, dans notre cas, la perspective enthousiasmante d’un voyage à travers la France.
La première difficulté consistait à recenser toutes les rues Péguy, ce que Google ne permet pas. Heureusement, le « Fichier Fantoir des voies et lieux-dits », destiné à l’émission des feuilles d’impôts, est mis à disposition par la direction générale des Finances publiques. C’est une liste codée de plus de huit millions de lignes ; son déchiffrement pour obtenir l’inventaire complet des rues Péguy, puis pour les positionner sur une carte, a pris plusieurs semaines.
Nous avons répertorié plus de trois cent cinquante rues Charles Péguy, une bonne vingtaine d’avenues, plus d’une trentaine d’écoles, plusieurs stades, quelques impasses et trois parkings. En faisant des repérages sur internet, nous avons bien vu que ces divers lieux avaient en commun leur statut périphérique au sein de l’espace urbain (contrairement aux boulevards Victor Hugo, situés au centre des villes).
L’œuvre de Péguy, absente des manuels scolaires, souffre elle aussi d’un statut marginal. Il est vrai qu’il n’est pas aisé de classer avec les découpages propres à l’enseignement de la littérature un auteur qui n’a écrit que des essais, souvent inachevés, comme Clio, et des poèmes aussi difficilement abordables qu’Ève avec ses quelque 7 644 vers. Pour ceux qui le connaissent sans l’avoir lu, l’auteur passe tantôt pour un poète catholique assommant, tantôt pour un socialiste enragé. Et puis, dit-on, ses vers comme sa prose sont ardus, répétitifs au possible. Autant de raisons pour ne jamais ouvrir les livres de Péguy, couverts de poussière dans les bibliothèques municipales – long term parking.
En dehors des petits cercles péguystes que je fréquente de temps à autre, l’écrivain a tout de même un noyau dur d’admirateurs : Edwy Plenel ou Alain Finkielkraut le revendiquent comme figure tutélaire ; il est célébré par le rappeur Youssoupha et par Fabrice Luchini dans ses spectacles ; Bruno Dumont a adapté son œuvre dans Jeannette puis dans Jeanne. Ces derniers temps, il a été mentionné dans les discours politiques de droite, de gauche et, peut- être surtout, du centre. Mais lorsque le nom de Péguy apparaît dans l’arène publique, c’est le plus souvent comme un exemple moral à suivre : plutôt que sur ses textes, on s’appuie sur sa biographie.
Péguy était un homme complexe, presque aussi contradictoire qu’intransigeant. Il est peu surprenant que le récit de sa vie ait été l’objet d’appropriations diverses : des journalistes se déclarent les héritiers des Cahiers de la Quinzaine, la revue qu’il a fondée en 1900 et à laquelle il a consacré son existence ; des éditorialistes de gauche retiennent son engagement dreyfusard en même temps que socialiste ; des nostalgiques de la Troisième République rappellent sa réussite scolaire et son éloge des instituteurs, « beaux comme des hussards noirs » ; certains catholiques le voient comme un prophète, presque un saint ; de petits groupes nationalistes célèbrent son patriotisme et sa mort au front. En 2014, le centenaire de la mort de Péguy a été l’occasion de dire et de répéter que l’écrivain était « résolument d’actualité », qu’il permettait de « comprendre notre époque ». Mais l’invoquer pour dénoncer « le règne de la finance » ou « la crise du système scolaire » en paraphrasant maladroitement les premières pages de L’Argent, est-ce vraiment lui faire honneur ?
Contre une conception purement commémorative du patrimoine littéraire et contre les réductions de l’œuvre à quelques citations ou slogans, ce livre propose d’abord de lire Péguy. Non pas un florilège mais des extraits qui répondent aux photographies, de manière plus ou moins décalée, ouvrant des parallèles, des contrastes ou suggérant de simples associations. Six grandes voies ont été empruntées ; elles permettent de se promener en France en même temps que dans l’œuvre de l’écrivain, dans ses essais comme dans sa poésie ; elles offrent la possibilité de mesurer l’écart entre le monde de Péguy et le nôtre. J’ai aussi écrit un journal de notre voyage, en pensant constamment à la vie de l’auteur, à son œuvre, à ses théories.
Par le biais des rues qui portent son nom sur le territoire national, Péguy est confronté à son actualité la plus immédiate. Or rien ne lui importait plus que ce territoire et les changements qu’il subit. Observer de près les écoles communales, les églises, les petites rues des quartiers résidentiels et leurs habitants, s’en tenir à une approche documentaire, revient à suivre son exigence de description crue de la réalité, même si c’est par des moyens bien différents des siens. En cela, nous avons adopté le mot d’ordre des Cahiers de la Quinzaine : « dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste ».
Charles Coustille – Parking Péguy
Photographies de Léo Lepage
Éditions Flammarion