par Igor Manko
L’objectif du projet l’École de photographie de Kharkiv: de la Censure soviétique à une Nouvelle Esthétique est de d’offrir une connaissance historique de l’émergence et du développement idéologique et esthétique de l’école de photographie de Kharkiv de la fin de l’ère soviétique (des années 1970 jusqu’au milieu des années 1980), puis durant la période post-soviétique (milieu des années 1980 et post 2000).
La photographie artistique de la ville de Kharkiv (Ukraine) depuis le début des années 1970 est l’histoire de l’effort collectif de huit artistes révoltés au fil des ans, dont émerge une école artistique avec un langage visuel divers, mais distinct et reconnaissable. Les modes d’expression artistique développés par ce groupe et leurs émules, sont toujours d’actualité dans les sphères artistiques à la fois de Kharkiv et de l’ensemble de l’Ukraine.
Le caractère unique de ce phénomène réside dans le fait que, contrairement à d’autres communautés artistiques de l’URSS, l’École de photographie de Kharkiv ne cherche pas à imiter les tendances esthétique occidentales. Elle mûrit davantage son propre langage visuel à partir des réalités soviétiques, et s’inscrit dans l’évolution de l’avant-garde soviétique. De ce fait, les artistes de Kharkiv sont des pionniers de la photographie conceptuelle, une approche alors inconnu en Ukraine et dans le reste de l’URSS.
Les œuvres de l’École de photographie de Kharkiv, à l’exception de celles de deux ou trois artistes, sont peu connues internationalement. Ce projet fournit une plateforme à la fois de sélection et de critique, en vue d’éduquer et de dialoguer avec le public sur l’histoire et le patrimoine artistique de l’École de photographie de Kharkiv.
Introduction: Le Réalisme Socialiste
Les principes esthétiques de l’École de photographie de Kharkiv ont émergé au sein du mouvement artistique non-conformiste en URSS, comme une tentative de s’émanciper de l’imagerie conventionnelle de la photographie soviétique, dictée par la doctrine prédominante du réalisme socialiste dans l’art.
Le réalisme socialiste approche esthétique prescrite par l’art soviétique – exigeait de l’artiste « la représentation véritable, historique et concrète de la réalité dans son développement révolutionnaire… en lien avec le devoir de la transformation idéologique et l’éducation » dans une tentative de produire « un genre humain entièrement nouveau ». Le réalisme socialiste a été officiellement introduit en 1934 dans l’optique d’étouffer la liberté d’expression artistique et de supprimer le mouvement d’avant-garde des années 1920 en URSS. Il s’inscrit dans la ligne d’assaut plus large mené par le parti Communiste contre toutes les libertés et marque le début des répressions politiques du peuple soviétique.
Le réalisme socialiste est proclamé comme étant la seule et unique démarche artistique, rendant ainsi toute autre forme d’art décadente et par conséquent anti-communiste, donc sévèrement censurée. Un auteur soviétique dissident Andreï Siniavski, dans son essai de 1959 sur « Le Réalisme socialiste » compare de façon moqueuse la doctrine à un système téléologique ne tolérant pas l’hérésie du débat ou du doute: « Si ne serait-ce qu’une fois vous admettez la possibilité que Dieu ait involontairement pêché avec Eve, et, jaloux des deux époux les aurait chassés, les condamnant au travail forcé dans un camp sur Terre, la théorie de la création s’en trouverait entièrement réduite à néant, rendant impossible de restaurer la foi dans sa forme originelle. »
L’application pratique du réalisme socialiste prend la forme de représentations simplistes et presque optimistes glorifiant la réalité soviétique dans toutes les sphères de l’activité artistique. En photographie, le réalisme socialiste restreint l’artiste à un répertoire pictural assez réduit. De belles femmes et de beaux hommes soviétiques, s’adonnant à une activité pour le bien de la société soviétique (de préférence une usine, une ferme collective ou un chantier en construction); des images romantiques de jeunes Soviétiques avec rien de plus qu’un soupçon d’érotisme; des hommes soviétiques âgés et sages avec de longues barbes blanches; des enfants soviétiques heureux bien habillés sur la route de l’école; des paysages montrant la beauté de la nature soviétique. Cet inventaire énoncé épuise pratiquement la liste des thèmes représentés ou représentables.
Par ailleurs, la photographie artistique en URSS était considérée comme une pratique exclusivement amateur. Alors que les artistes d’autres domaines avaient leurs «syndicats» qui leur octroyaient un statut professionnel, les photographes d’art devaient être employés ailleurs et se livrer à l’art pendant leurs loisirs, par le biais de « photo clubs » amateurs, où « l’esthétique soviétique » susmentionnée s’épanouissait.
Le Début: le groupe Vremya (début des années 1970, jusqu’à la moitié des années 1980)
Au début des années 1970, à l’avènement de ce qui plus tard a été qualifié de « période de stagnation » dans l’histoire de l’Union soviétique, huit photographes de Kharkiv, en Ukraine, unissent leurs efforts pour lutter contre le canon esthétique soviétique et forment un groupe d’art indépendant (comprendre underground) dans le domaine de la photographie artistique. Ils se sont appelés le groupe Vremya (« vremya » signifie temps en russe). Ce groupe suggérait de s’éloigner de l’imagerie traditionnelle et de privilégier une forme innovante d’expression visuelle.
Le groupe Vremya a commencé son combat pour la liberté artistique en tentant de montrer ce qui se cachait derrière le rideau idéologique du réalisme socialiste. Ils ont représenté des files d’attente dues aux nombreuses pénuries alimentaires, des ivrognes et des prostitués. Ils ont fait la chronique de l’hypocrisie des manifestations du 1er mai et du faste des défilés du jour de la victoire, des rues dévastées, des banlieues délabrées et des campagnes laissées à l’abandon. Ils ont dépeint la laideur, la nudité et la luxure.
Ce type d’activité artistique constituait une pratique dangereuse en URSS. Il était interdit de prendre des photos d’objets et de lieux dans certains contexte, comme les usines, les gares, les bâtiments du parti communiste ou même les bazars. Parfois, le simple fait d’être muni d’une caméra pouvait constituer un prétexte suffisant pour se voir interroger et accuser d’espionnage. Prenons par exemple le cas d’Oleg Malevany, qui a été pris en filature par un détective du KGB. Ce dernier cherchait à savoir comment Malevany avait réussi à faire passer ses photos à travers la frontière pour des expositions internationales. Ou bien encore celui de Boris Mikhailov, licencié lorsqu’à la suite d’une recherche du KGB, ont été découvertes dans sa chambre noire des photos de sa femme nue. L’histoire raconte que dans l’attente d’accusations pour pornographie, il est allé consulter un célèbre avocat de Kharkiv. L’avocat a parcouru les photos et a déclaré: « Toute personne intelligente peut voir que ce n’est pas de la pornographie, mais vous n’allez pas être jugé par des personnes intelligentes. » Alexandre Suprun a utilisé un appareil photo dissimulé dans un sac à provisions et un ingénieux système de déclencheur pour le faire fonctionner, tout ceci afin d’obtenir de la matière pour ses photomontages. Malgré la fermeture de leurs expositions, la censure et la persécution de toutes sortes de chiens de garde idéologiques, des critiques d’art officiels, jusqu’au KGB qui fouillait leurs chambres noires et leurs appartements, les artistes ont réussi à produire clandestinement leur art et même à l’exposer. Leurs images ont mis à nus les trompes l’œil et brisé les tabous officiels. La série de photographies intitulée Le Violon d’Evgeny Pavlov montrant des jeunes hommes nus dans un endroit désert a produit l’effet d’une bombe lorsqu’elle a été publiée dans le magazine Fotografia en Pologne en 1973. Pavlov a avoué qu’après avoir été convoqué au KGB pour interrogatoire, il envisageait de brûler les négatifs de la série.
Mais les artistes allaient bientôt découvrir qu’au moins un des dogmes du réalisme socialiste était vrai. En effet, le « lien inextricable » entre la forme et le contenu était nécessaire. Les anciens moyens conventionnels d’expression de la photographie artistique n’étaient pas assez bons pour la nouveauté thématique recherchée. Unifiés par l’esprit d’indépendance et de rébellion, ils ont développé la « théorie du coup », qui déclarait que choquer le spectateur était le seul moyen de lui procurer une sensation esthétique puissante.
Ainsi débuta la quête d’un nouveau langage visuel dans la photographie artistique de Kharkiv.
Le caractère unique de ce phénomène réside dans le fait que, contrairement à d’autres communautés artistiques de l’URSS, l’École de photographie de Kharkiv ne cherchait pas à imiter les tendances esthétiques occidentales. Elle a davantage mûri son propre langage visuel à partir des réalités soviétiques, et s’est inscrite dans l’évolution de l’avant-garde soviétique. John P. Jacobs dans After Raskolnikov: Russian Photography Today a écrit : « De fait, ce n’est qu’à Kharkiv, sous la direction de Boris Mikhailov, que le conceptualisme photographique s’est réellement épanoui en Russie. Jusqu’en (…) 1990 (…) les photographes de toute l’URSS, y compris Moscou, sont restés hostiles au lien de la photographie avec le conceptualisme. »
Le courant artistique underground des photographes de Kharkiv des années 1970 a donné naissance à un nouveau système esthétique contemporain en photographie. Celui-ci a été poussé plus loin encore pendant les années de la Perestroïka (1986 – 1991), lorsque les barrières idéologiques ont été progressivement délaissées et les tentatives de censure ont perdu leurs conséquences, jadis dramatiques. Plus tard dans les années 1990 et 2000, la continuité a été préservée. Depuis le milieu des années 1980, les jeunes photographes se sont associées pour adopter et développer davantage la nouvelle esthétique, favorisant ainsi l’émergence d’une école de photographie d’art avec des objectifs communs et des principes partagés.
La continuité: Le groupe Gosprom et les autres
Le groupe Gosprom: Sergey Bratkov, Igor Manko, Guennadi Maslov, Konstantin Melnik, Misha Pedan, Leonid Pesin, Boris Redko, Vladimir Starko
Les artistes non-alignés: Andrey Avdeyenko, Igor Chursin, Igor Karpenko, Victor Kochetov, Roman Pyatkovka, Sergey Solonsky
La scène artistique de Kharkiv au milieu des années 1980 ressemblait à une bulle prête à éclater. Gorbatchev ayant annoncé la Perestroïka, la liberté émergente (ainsi que la liberté d’expression artistique) demeurait un concept théorique à définir, malgré le relâchement de l’emprise idéologique.
Le groupe Gosprom réalisait des photographies en noir et blanc en utilisant une ouverture fermée lors de la prise de vue et une «lumière ponctuelle» lors de l’impression d’images, afin d’obtenir une netteté et une profondeur de champ supplémentaires. Ils s’intéressaient à la photographie documentaire et, bien qu’à des degrés divers, leur travail était influencé par leurs célèbres prédécesseurs, du groupe Vremya.
«Personne ne croyait vraiment que la Perestroïka changerait quelque chose, mais nous avons tous aimé pouvoir faire plus de bruit», se souvient Maslov.
En 1987, la première grande exposition de photographie de Kharkiv (réunissant le travail du groupe Vremya et de jeunes artistes) a attiré des foules de spectateurs qui faisaient la queue pour entrer. La communauté artistique a résisté aux tentatives du KGB de fermer l’exposition qui violait certains tabous soviétiques. Un débat public a été lancé, permettant ainsi de sauver l’exposition pendant 10 jours et de susciter encore davantage l’intérêt des visiteurs. L’exposition a connu une fréquentation sans précédent d’environ 2000 visiteurs par jour.
Dans les années 1990, les artistes de la «deuxième génération» de photographes de Kharkiv, tout en travaillant aux côtés de leurs collègues plus âgés, se sont appuyés sur les approches développées par ces derniers pour maîtriser leurs styles artistiques individuels. C’est l’époque où un certain nombre d’œuvres majeures de la photographie kharkivienne a été créé.
La Continuité: Le groupe Shilo et autres
Le groupe Shilo: Vladyslav Krasnoschok, Sergiy Lebedynsky
Les artistes non-alignés: Igor Chekachkov, Bella Logacheva, Roman Minin
Durant les années 2000, on remarque une diffusion plus poussée des idées de l’École de Kharkiv. En 2010, l’Association ukrainienne de photographie alternative a été créée afin de rassembler des artistes de toute l’Ukraine pour résister à l’assaut des goûts traditionnels émanant de l’Union nationale des photographes. Misha Pedan et Roman Pyatkovka, deux photographes issus de la «deuxième génération» de l’École de Kharkiv, font partie des fondateurs et coordinateurs de cette association. De nombreux jeunes artistes émergents, à la fois de Kharkiv et d’autres régions d’Ukraine, se sont servis de ces principes esthétiques comme d’un tremplin dans leur recherche artistique, perpétuant jusqu’à ce jour les traditions de la photographie de Kharkiv. Par ailleurs, le groupe Shilo a produit des études postmodernistes centrés sur les approches esthétiques fondamentales de l’école de Kharkiv. Dans leur Finished Dissertation, Negatives Preserved, ils ont utilisé des techniques caractéristiques de la photographie kharkivienne comme la coloration manuelle, la «mauvaise photographie» conceptuelle ou le collage.
Récemment, Sergiy Lebedinsky a fondé le Musée de l’École de photographie de Kharkiv et commencé une collection. Igor Chekachkov et Roman Pyatkovka dirigent une académie de photographie, et enseignent aux étudiants les principes esthétiques de l’École de Kharkiv.
Le projet « L’École de photographie de Kharkiv: de la Censure soviétique vers une Nouvelle esthétique » fait partie du programme Ukraine Everywhere de l’Institut Ukrainien. Il a pour but d’éclairer quant au rôle et les œuvres de la photographie de Kharkiv. Le projet combine des images, des interviews, des essais critiques, et d’autres formes de documents, pour illustrer l’évolution de l’École de photographie de Kharkiv, la lutte des artistes pour leur liberté d’expression, et les courants de photographie contemporaine artistique en Ukraine.
Igor Manko est un photographe de Kharkiv, en Ukraine. Il est membre de l’Union nationale des photographes d’art d’Ukraine depuis 1992. Il est diplômé en linguistique et directeur d’une école de langues. Il a exposé ses œuvres photographiques à Kharkiv, Kiev, Moscou, Lituanie, République tchèque et Danemark.