C’était un matin de décembre. Ils étaient deux personnes un peu hésitantes sur le trottoir du boulevard Haussmann, cherchant une galerie éphémère que nous avions ouverte pour une période de six mois à côté du musée Jacquemart André.
Ils avaient fait un long chemin de plus de 800 km, ils s’étaient adressés à différentes personnes qui les avaient en général découragés, ou leur avaient expliqué que cette recherche leur semblait insurmontable. Le plus difficile était peut-être aussi de me trouver mais grâce a leur persévérance et à la merveilleuse gentillesse d’un voisin, Frédéric, la rencontre a pu avoir lieu.
La photographie était petite et sombre, assez difficile à voir. Six personnages se détachaient autour d’une table, on avait l’impression d’une lumière blafarde, peut-être un midi d’hiver.
Ils hésitaient à me dire qu’ils avaient cru reconnaître des artistes auquels ils s’intéressaient depuis longtemps. Ils étaient collectionneurs et s’étaient intéressés déjà à l’histoire des peintres de la fin du 19e siècle et en particulier aux néo-impressionnistes. Ils m’ont dit aussi qu’il leur semblait possible d’avoir autour de cette table quelqu’un dont on avait jamais vu le vrai visage.
Je me concentrai pour éviter un jugement trop rapide, pour réfléchir à comment m’y prendre, pour ne pas me retrouver dans une opinion trop tranchés bref pour éviter aussi ce que les américains appellent le « wishfull thinking », ce piège absolu des collectionneurs et des chercheurs qui ne raisonnent plus que par rapport à ce qu’ils veulent et désirent trouver.
Alors je leur ai demandé immédiatement s’ils pouvaient me décrire les circonstances dans lesquelles ils avaient découvert l’objet. Pour mon plus grand bonheur ils ont été précis, ils ont parlé de leur quête de vieux papiers, de vieux livres, de vieux bibelots. Parfois ceux qui restent dans une maison ont une valeur trop modeste pour justifier un déplacement jusqu’à la salle des ventes d’un commissaire-priseur et alors ils sont vendus sur place. C’était ce qui s’était passé il y avait déjà deux ans. Mais ils se rappelaient parfaitement avoir trouvé une photo semblable ainsi que des manuscrits, une lettre d’un grand poète de la même époque et puis des archives, des catalogues d’un libraire qui s’appelait Ronald Davis.
Ils prononcèrent le nom sans emphase particulière. Ce fut la lumière ! Je pouvais échafauder un plan de bataille. En effet on avait oublié Ronald Davis depuis bien longtemps, mais par hasard je venais moi au contraire de le rencontrer récemment lors de ma précédente enquête sur un portrait de Charles Baudelaire surgissant pendant une séance de pause photographique.
Ronald Davis avait été un personnage parisien des années folles, un modèle pour de nombreux libraires de livres anciens. Il était connu pour avoir été un éditeur hors-pair et un ami de Paul Valéry, ainsi que l’heureux fournisseur de la richissime Myriam de Rothschild.
Une fois rassuré sur la provenance, je pouvais me concentrer sur l’objet, ce carton noir légèrement blanchi par une émulsion photographique. J’ai proposé aux propriétaires de les aider, de me charger de l’enquête et nous avons discuté des conditions, de la meilleure des stratégies. Ils souhaitaient une vente aux enchères (elle aura lieu le 19 juin à Bruxelles, NDLR). Dans le cas positif ou les personnages seraient clairement identifiés, nous avons établi une valeur de référence à partir de quelques portraits comparables.
Puis nous avons fixé un calendrier et nous nous sommes entendus sur une méthode. Premièrement nous avons envisagé tous les éléments qu’il faudrait vérifier ainsi que tous les obstacles qui pourraient prouver que nous faisions fausse route, une « check-list ». Puis dans le cas où aucun argument définitif ne pourrait nous décourager, j’ai proposé de suivre la très très ancienne méthode dite du rasoir d´Ockham. À savoir que si nous avons un comfort suffisant avec le contexte, la solution la meilleure sera la plus simple.
Nous nous sommes répartis différents travaux de lecture et de recherche, et j’ai fait appel à de nombreux amis pour avancer dans quatre directions :
Premièrement la meilleure compréhension possible du procédé photographique, analyse matérielle.
Deuxièmement l’identification la plus raisonnable possible des six personnages, études physionomiques.
Troisièmement la recherche du lieu et de l’époque de la prise de vue, « SCI ».
Quatrièmement comprendre qui pouvait avoir été le photographe et quelle était son intention…
Les résultats de l’enquête ont tous été favorables. Nous avons pu identifier après quelques hésitations les différents personnages qui constituent la compagnie de Vincent Van Gogh. Reconnaître des vêtements, des chapeaux, des pipes, précieux accessoires. Et retrouver le lieu, ce qui en terme d’expertise se dénomme « un vérouillage » du résultat de l’enquête.
Nous avons pu comprendre le contexte, un moment particulièrement stratégique du monde de l’art à Paris dans la fin de l’année 1887 : l’exposition de Seurat, Signac et Van Gogh ensemble dans la salle de répétition du Théâtre-Libre 96 rue Blanche, à l’invitation d’André Antoine qui fait publié un appel dans le Cri du Peuple le 7 septembre 1887.
Cette découverte est particulièrement encourageante pour les esprits curieux, ceux qui ne désespèrent pas de voir surgir des pièces nouvelles et intéressantes, inédites et inattendues. Ceux qui se contentent patiemment de ce que l’histoire peut leur offrir.
Cette révélation va encourager les chineurs, les chercheurs et les collectionneurs, quels que soient leurs niveaux de ressources, à utiliser leur passion pour dénicher des photographies inconnues aux argus des marchands.
Pour terminer sur une note amusante, je dois ajouter que le musée Van Gogh a répondu avec une certaine rapidité qu’il ne reconnaissait Van Gogh que sur trois photos dont une où il est de dos. Et je commentais cette situation presque absurde que l’on ne connaissait que son derrière, assis face à Emile Bernard,avec un collectionneur chevronné lorsqu’il s’écria Emile Bernard….! Il revint après un instant avec une boite de lettres et de photos d’Émile Bernard et on y découvrit l’épreuve de la photo de Van Gogh de dos à Asnières, annotée par Bernard.
Elle figurera donc aussi à la vente. Le dos juste avant le visage.
Serge Plantureux
VENTE AUX ENCHERES
Vendredi 19 juin à 14h00
The Romantic Agnoy
Book & Print Auctions
Aquaductstraat 40
B-1060 Bruxelles
Belgique
T: +32 (0)2 544 10 55
F: +32 (0)2 544 10 57
Nicéphore : Cahier de Photographies
Le Visage retrouvé de Vincent Van Gogh
Visible sur http://issuu.com
Commandable en version papier pour 20€
ISBN 2263-2069
Serge Plantureux
71, rue Robespierre
93100 Montreuil
France
http://www.photoceros.com