Mitch Epstein : L’Amérique entre ombre et lumière
Mitch Epstein est une figure majeure de la photographie contemporaine. À travers ses images grand format et sa maîtrise de la couleur, il explore l’interaction entre paysage, pouvoir et industrie, documentant les profondes transformations du territoire américain.
Son travail oscille entre l’intime et le politique : Family Business (2003) retrace l’effondrement de l’entreprise familiale dans une Amérique industrielle en déclin, American Power (2009) interroge l’impact de l’industrie énergétique sur l’environnement, tandis que New York Arbor (2013) célèbre la résilience des arbres dans le tumulte urbain. Lauréat du Prix Pictet en 2011, Epstein pose un regard critique sur les contradictions du progrès.
Avec son exposition American Nature, présentée aux Gallerie d’Italia à Turin jusqu’au 19 février dans le cadre du festival EXPOSED Torino, il confronte la beauté brute des paysages préservés aux traces de l’intervention humaine, poursuivant son exploration de la coexistence entre nature et civilisation.
Entre contemplation et engagement, Epstein sonde la mémoire des lieux et la fragilité du vivant, traçant à travers son objectif les lignes de tension entre passé et avenir.
Website : www.mitchepstein.net
Instagram : @mitch_epstein
Quel a été votre premier déclic photographique ?
Mitch Epstein : J’avais 16 ans. À l’époque, j’étais élève dans un internat traditionnel de la Nouvelle-Angleterre, dans le Massachusetts, et j’ai pris en charge la création de l’album de fin d’année de mon lycée. L’institution était très classique, mais l’époque ne l’était pas du tout : la guerre du Vietnam battait son plein, le premier Earth Day avait eu lieu, et les questions environnementales et sociales, comme le racisme en Amérique, prenaient de l’ampleur. Je voulais que cet album remette en question certaines traditions établies, et j’ai cherché des photographes capables d’aller à contre-courant des attentes. Ne trouvant pas grand monde, j’ai décidé de prendre les choses en main. J’ai entrepris une étude indépendante et commencé à créer mes propres images. Ce fut mon premier véritable déclic vers la photographie.
Y a-t-il une femme ou un homme d’image qui vous a inspiré ou vous inspire encore ?
Mitch Epstein : Mon premier véritable professeur de photographie a été Garry Winogrand, en 1972. Il m’a appris à désapprendre tout ce que je pensais déjà savoir. Ce processus de renoncement aux idées préconçues sur l’art a été déstabilisant, mais aussi profondément transformateur. Cette remise en question m’accompagne encore aujourd’hui : en création, nos préconceptions ne sont pas nos alliées. Je lui dois beaucoup pour son approche directe et sans détour.
Qu’elle est l’image que vous auriez aimé prendre, qu’il s’agisse d’une image que vous avez manqué ou de l’image d’un(e) autre ?
Mitch Epstein : Je ne réfléchis pas en ces termes. Lorsque je suis touché par le travail d’un autre artiste, qu’il soit photographe ou issu d’un autre médium, je me demande comment en tirer inspiration et intégrer certaines idées à ma propre pratique. Les regrets sur les occasions manquées ne font pas partie de ma manière de penser. Cette perspective m’a, je crois, permis de garder une approche plus sereine de mon travail.
Pouvez-vous citer une image qui vous a particulièrement ému ?
Mitch Epstein : La semaine dernière, j’ai vu un dessin de David Hammons, l’artiste afro-américain, de la Collection Pinault à Venise. Il faisait partie d’une exposition mise en dialogue avec le travail de Julie Mehretu. Les créations de Hammons m’inspirent toujours profondément ; elles me poussent à voir le monde autrement.
Celle qui vous a mis en colère ?
Mitch Epstein : Ce qui me déçoit ou me frustre, c’est l’attention accordée à des œuvres que je trouve médiocres ou superficielles. En photographie, cela est en partie dû au flot incessant d’images qui nous submerge. Certaines paraissent dérivées, sans originalité, ou trop commerciales, privilégiant la rentabilité à l’authenticité. Je ne me mets pas facilement en colère, mais ces cas-là me laissent un sentiment d’amertume.
Quelle image a selon vous changé le monde ?
Mitch Epstein : Aucune image ne me vient immédiatement à l’esprit comme ayant changé le monde à elle seule. L’art et l’image peuvent bouleverser, inspirer et provoquer des transformations, mais le monde est si vaste et complexe qu’attribuer un changement à une seule photographie me semble réducteur. Cela dit, je crois profondément en la capacité de l’art à éveiller les consciences et à générer des évolutions significatives. Sans cette conviction, je ne pratiquerais pas la photographie.
Y a-t-il une image qui a changé votre monde ?
Mitch Epstein : Les images qui ont vraiment changé ma perception sont celles qui ne se dévoilent pas immédiatement. Un exemple est une photographie de Robert Adams, un petit tirage que ma femme m’a offert pour mes 50 ans. J’ai appris à estimer Adams en tant qu’artiste, collègue et ami.
La photographie représente un arbre solitaire, entouré de débris épars, peut-être Mitch Epstein : au bord d’une autoroute. Il semble marqué par le temps et déplacé, comme s’il avait traversé des épreuves. Au début, je ne me suis pas immédiatement connecté à cette image, mais en vivant avec elle, j’ai fini par en apprécier toute la profondeur. Les œuvres qui ne séduisent pas d’emblée sont souvent celles qui nous habitent le plus longtemps. Elles exigent du temps et de la réflexion, et en cela, elles laissent une empreinte durable.
Qu’est-ce qui vous intéresse dans la photographie ?
Mitch Epstein : La photographie m’aide à mieux comprendre le monde et ma relation à lui. Elle me permet d’explorer des perspectives uniques, des dimensions que d’autres formes d’art n’abordent pas de la même manière.
Quelle est la dernière photo que vous avez prise ?
Mitch Epstein : Hier, avec mon iPhone, pendant l’installation d’une exposition. Des ouvriers soulevaient le couvercle d’une vitrine à l’aide d’outils à ventouse dans une grande salle, et j’ai saisi cet instant. Peut-être était-ce ma dernière image de la journée. Mais je prends aussi des photos avec mes yeux – une sorte de carnet mémoriel. Photographier avec mon téléphone me permet de rester en pratique, de réfléchir au cadrage et aux relations dans l’image. Cette année, pour la première fois, j’ai consacré un an à photographier un seul sujet avec mon téléphone. J’ai exploré ce qu’il pouvait capturer que d’autres appareils ne pouvaient pas, en termes de positionnement et d’accessibilité. Le téléphone m’a permis d’intégrer la photographie dans mon quotidien sans interrompre mon travail. Ces images ne seront peut-être jamais formalisées en œuvres d’art, mais le processus a été une manière d’expérimenter et de me connecter différemment à un sujet.
Quel souvenir photographique gardez-vous de votre enfance ?
Mitch Epstein : Sans doute une photo que mon père a prise de moi avec un appareil Minox lorsque j’avais huit ans. J’étais debout devant une cabane de colonie de vacances, avec un symbole ressemblant à un motif amérindien, mais qui avait aussi une ressemblance malheureuse avec la swastika. Cette expérience et cette colonie de vacances m’ont laissé une impression durable.
Quelle est la qualité essentielle pour être un bon photographe ?
Mitch Epstein : Un bon photographe doit être éduqué sous tous ses aspects et rester ouvert à l’inconnu. La discipline, la véritable passion pour l’art et une volonté d’accepter le risque et l’échec sont également cruciales. Aimer le travail lui-même est indispensable.
Qu’est-ce qui fait une bonne photo, selon vous ?
Mitch Epstein : C’est une question difficile, car ma conception de ce qui constitue une bonne photo évolue toujours. Elle change à mesure que je rencontre de nouvelles images qui remettent en question ma perspective. Cependant, au fond, une bonne photo nécessite une certaine tension entre la forme et le contenu – un équilibre où la forme exprime efficacement le contenu. L’impact d’une image dépend souvent de la manière dont cette relation est gérée. Même les sujets apparemment banals peuvent devenir puissants et évocateurs s’ils sont cadrés de manière intéressante. En fin de compte, la lutte continue entre la forme et le contenu est essentielle pour créer une image réussie.
Qui aimeriez-vous absolument photographier ?
Mitch Epstein : Je n’ai pas de personne spécifique en tête, et cela ne devrait pas nécessairement être quelqu’un de célèbre.
Quel livre de photographies est selon vous essentiel ?
Mitch Epstein : Il n’y a pas qu’une seule chose essentielle, il y en a plusieurs. Tant de choses peuvent paraître indispensables. Mais pour ma part, je ne m’attache pas trop aux objets. Si j’ai lu et apprécié un livre, le perdre ne me semble pas différent que de perdre une relation significative avec une personne disparue ; la connexion reste. Ce qui importe le plus, c’est la profondeur de cette connexion, pas la possession matérielle. Je ne suis pas un collectionneur. L’art est une expérience, et je peux toujours y revenir dans un musée ou une exposition. Même ma bibliothèque est limitée par l’espace ; je garde des livres que je ne suis pas encore prêt à comprendre pleinement. Par exemple, je n’ai pas immédiatement saisi le travail de Mika Schmidt sur la transformation de Berlin. Mais avec le temps, en m’y plongeant plus profondément, j’ai appris à l’apprécier davantage.
Pourriez-vous décrire votre processus créatif ?
Mitch Epstein : Mon processus créatif commence par une tasse de café et un équilibre entre le but plus large de mon travail et le besoin pratique de le soutenir. Il s’agit de créer un environnement qui me challenge, que ce soit en studio ou dans le monde, et de prendre le temps de me centrer dans la direction que je prends. Je ne me bloque pas dans un chemin préétabli ; je laisse plutôt le travail évoluer à mesure que je le crée. Par exemple, pour cette exposition, j’ai commencé par étudier des images historiques de frontières et de bûcherons, sans m’attendre à les intégrer à mon projet. Mais en restant ouvert aux nouvelles idées, j’ai décidé d’inclure une pièce sur Darius Kinsey, inspirée par ces photos.
Un processus similaire s’est déroulé avec mon projet Forest Waves. Pendant des années, j’ai utilisé la thérapie par le son vibratoire comme outil de guérison, influencé par l’utilisation des gongs chinois par mon acupuncteur. Après avoir appris à connaître un musicien avec qui j’ai travaillé, j’ai eu l’idée d’amener plusieurs musiciens dans la forêt. Ces idées naissent de la vie réelle, pas de plans préconçus. Quand je pars photographier, j’ai souvent une destination en tête – un arbre ou un sentier lié au projet – mais je reste ouvert à ce qui se présente en cours de route. Si la lumière ou les conditions ne sont pas adéquates, je m’adapte et cherche ailleurs, sachant que l’inspiration peut venir de n’importe où. Mon processus n’est pas une formule ; il est en constante évolution, tout comme le monde réel. Cette fluidité est ce qui rend la photographie si fascinante : c’est un moyen d’engager des expériences réelles et tangibles, et il n’y a pas de méthode unique pour l’aborder, ce qui est à la fois un défi et une source d’excitation.
Quel était l’appareil photo de vos débuts ?
Mitch Epstein : Mon premier appareil était un Kodak Brownie.
Et celui que vous utilisez aujourd’hui ?
Mitch Epstein : Depuis 15 ans, mon appareil principal est une chambre 8×10 pouces en bois et métal, une Phillips. Il est léger, minimaliste et conçu par un dentiste du Michigan. Bien qu’il ne soit plus en production, il est parfaitement adapté aux types de photos que j’aime créer.
Par qui aimeriez-vous être pris en photo ?
Mitch Epstein : Thomas Struth me vient à l’esprit—ses portraits sont à la fois magnifiques et profonds.
Une folie récente ?
Mitch Epstein : Il y en a beaucoup, mais aucune ne me vient à l’esprit immédiatement.
Et si vous n’aviez pas été photographe ?
Mitch Epstein : Enfant, je rêvais de devenir astronaute, mais je n’ai jamais vraiment compris ce qu’il fallait faire pour y parvenir. Avec du recul, je suis certain que je ne l’aurais pas fait. Cependant, cette exposition montre que j’ai encore la chance d’explorer des choses au-delà de ma photographie. J’ai toujours eu un fort intérêt pour le cinéma, et pendant une décennie, j’ai collaboré avec ma première femme, Mira Nair, sur des projets cinématographiques. J’ai aussi réalisé deux films sur mon père, qui m’intéressent toujours. Je suis certain que je continuerai à poursuivre d’autres projets artistiques en dehors de la photographie.
Être artiste, je pense, était mon destin. Je ne l’ai jamais remis en question et je n’ai aucun regret. Mais être artiste signifie aussi accepter l’incertitude, l’imprévisibilité et la lutte. Même après 50 ans, ces défis demeurent. Le processus n’est jamais figé ; il faut embrasser le doute et l’ambiguïté, ce qui permet de progresser. Cette approche n’est pas pour tout le monde—cela prend son tribut. Il faut rester affûté et flexible, en s’ajustant à l’imprévisibilité du travail et de ce qui en découle. Les questions de comment le partager et ce qui vient ensuite sont constantes.
Quelqu’un m’a récemment demandé, « Et après ? » Mais je ne sais pas. La partie la plus difficile est de rester concentré sur le présent. Le moment présent me guidera vers ce qui vient après, mais si je pense à l’avenir, je ne suis pas vraiment ancré dans l’ici et maintenant.
Quel genre de question pourrait vous déstabiliser ?
Mitch Epstein : Une question qui reflète ce que je ne sais pas.
Quel est l’endroit dont vous ne vous lassez jamais ?
Mitch Epstein : Chez moi.
Êtes-vous actif sur les réseaux sociaux ?
Mitch Epstein : J’utilise Instagram de manière assez active, mais de façon mesurée. Je le gère principalement moi-même, pas à travers mon studio, et j’apprécie la connexion avec un public que je ne connais pas. Cela dit, naviguer dans les changements de la plateforme n’est pas toujours facile. J’essaie de garder Instagram moins centré sur la promotion de mon travail et plus sur l’acte simple de partager une photo par jour, un peu comme la philosophie de Stephen Shore de « une pomme par jour »—juste une photo, pas dix ou vingt. Cela offre une forme de discipline, même si parfois rien de particulièrement intéressant ne se passe. Cependant, il y a eu des moments où Instagram s’est avéré utile. Par exemple, une fois, en travaillant avec mon appareil 8×10 près d’une mine de cuivre abandonnée en Arizona, j’ai réalisé qu’il était tard dans l’après-midi et que je n’avais pas encore pris de photo. J’ai sorti mon téléphone, pris des photos d’un panneau d’affichage usé par le temps, et remarqué des mots évocateurs qui m’ont inspiré à sortir mon appareil 8×10 pour une prise plus réfléchie. De même, lors d’une visite à Mount Rushmore, on m’a interdit de photographier ce jour-là, mais j’ai utilisé mon téléphone pour repérer l’endroit. Quand j’ai vu comment les nuages et l’eau créaient un effet métaphorique sur les visages des Présidents, j’ai décidé de m’infiltrer avec mon 8×10 et de faire la photo. Pour moi, Instagram et mon téléphone servent de croquis, faisant partie d’une pratique artistique plus large. C’est bien, mais je me demande combien je peux partager sur les expositions sans submerger mon public. J’ai probablement posté trop de choses à propos de celle-ci. Ce qui m’est le plus important dans mon travail, c’est de donner une attention égale à tout ce que je fais, autant que je le peux.
Couleur ou noir et blanc ?
Mitch Epstein : Les deux. J’ai délibérément créé des œuvres en noir et blanc, bien que j’aie toujours été un photographe de couleur et que j’utilise la couleur comme un élément clé de mon langage photographique. Lorsque j’ai commencé ce projet, les premières images étaient en noir et blanc. Cependant, dans la série à publier par Steidl, il y aura aussi des photographies en noir et blanc.
Lumière naturelle ou lumière studio ?
Mitch Epstein : Je préfère la lumière naturelle.
Quelle ville est, selon vous, la plus photogénique ?
Mitch Epstein : Je ne pense pas en termes de photogénie. New York a capté mon intérêt visuel et humain pendant plus de 50 ans, depuis ma première arrivée en 1972. Je suis retourné à plusieurs reprises sur New York en tant que sujet dans mon travail, récemment avec une trilogie explorant l’intersection de la nature et du paysage urbain—New York, Arbor, et Rocks and Clouds. J’ai choisi de les photographier en noir et blanc parce que je voulais que les images soient contemporaines, tout en empêchant la couleur de dominer.
New York a maintenu mon intérêt à long terme, mais je ne vois pas la ville simplement comme photogénique. L’immensité de la ville la rend inépuisable ; on pourrait y passer une vie entière à la photographier et créer d’innombrables séries. C’est un peu comme une forêt de ce point de vue. En fin de compte, tout dépend du moment de la lumière et bien d’autres facteurs qui façonnent le résultat.
Si Dieu existe, lui demanderiez-vous de poser pour vous ou de prendre un selfie ?
Mitch Epstein : Je ne suis pas fan des selfies ni de la pose de personnes, et je ne crois pas à la personnification de Dieu. Je vois aussi la culture du selfie comme un problème culturel majeur.
Si je devais organiser votre dîner idéal, qui serait à la table ?
Mitch Epstein : Eh bien, je pourrais inviter des gens plus intelligents, plus divertissants et plus attirants que moi, ce qui rendrait cela fantastique—un rêve. Mais si je devais faire une liste, il faudrait que je m’assois et réfléchisse à cela, et même dans ce cas, je serais un peu timide. Je suis toujours intéressé d’être entouré de personnes qui ont du savoir.
Une image qui représente l’état actuel du monde ?
Mitch Epstein : Peut-être l’image de quelqu’un prenant un selfie.
Si vous deviez tout recommencer ?
Mitch Epstein : Oui, je le ferais. Même pendant les périodes difficiles de ma vie, j’ai tiré des enseignements de ces défis. Le mariage et le divorce sont douloureux, mais si nous avons de la chance et la capacité, nous sortons de l’autre côté avec une perspective précieuse. Alors non, je ne changerais rien.
Un dernier mot ?
Mitch Epstein : Merci beaucoup. C’était amusant.