Erieta Attali : L’illusion intemporelle
Née à Tel Aviv, Erieta Attali incarne la lumière méditerranéenne et le mystère des ombres anciennes. À quinze ans, entre Athènes et les îles des Princes, elle se destinait déjà à l’art de la photographie. Ses foulées dans les forêts, ses regards sur les ruines archéologiques, ses errances parmi les églises byzantines abandonnées ont sculpté son regard. Les cimetières cachés face à la mer de Marmara ont forgé sa vision, où l’architecture et le paysage se fondent dans une harmonie silencieuse.
D’abord photographe pour les grandes institutions archéologiques, elle parcourt la Grèce, l’Italie, la Turquie et bien au-delà, apportant son regard singulier sur les vestiges du passé. Mais en 1996, une rencontre bouleverse son parcours : découverte par le théoricien grec Yorgos Simeoforidis, elle se tourne vers l’architecture contemporaine. Sa transition est scellée après la disparition de ce dernier, en 2002. Dès lors, elle révèle l’architecture comme une respiration, un corps en dialogue avec la nature.
Pour elle, l’architecture et le paysage sont indissociables. Elle les saisit dans leur synergie, comme une symphonie visuelle. Comme la mélodie d’Antonio Carlos Jobim, Arquitetura de Morar, qui exalte la fusion de l’habitat et de la vie, chaque édifice, qu’il soit millénaire ou contemporain, devient une œuvre en perpétuelle évolution. Elle capte ce qui est imperceptible, ce qui échappe au premier regard.
Son travail est une quête de l’intemporalité. Une illusion d’immobilité se dégage de ses clichés, comme si la lumière elle-même sculptait les formes et les ombres, dévoilant des histoires oubliées. L’architecture n’est plus une construction figée, mais une présence éphémère, un souffle vivant qui se fond dans le paysage. Chaque image est une réflexion sur le temps, une exploration silencieuse de la beauté cachée.
Son œuvre a été saluée par des prix prestigieux et exposée dans les galeries du monde entier. Dans ses monographies, telles que Periphery | Archaeology of Light ou Glass | Wood, l’artiste nous invite à ralentir, à regarder différemment, à ressentir l’âme des lieux. Elle a collaboré avec des architectes visionnaires comme Kengo Kuma et Marc Mimram, capturant l’essence de leurs créations, là où l’éphémère et le durable se rencontrent.
Pour Erieta Attali, la photographie est une quête primordiale. Un art de la révélation, de la lenteur, de l’observation. Ses images nous rappellent que l’architecture n’est qu’une passagère de la nature, une trace laissée dans le sable mouvant du temps. Elles nous invitent à voir l’invisible, à entendre le silence des formes et à comprendre que l’architecture, avant tout, est une rencontre fragile entre l’homme et la terre.
Quel a été votre premier déclic photographique ?
Erieta Attali : Cela a commencé à l’âge de 15 ans. J’étais profondément inspirée par le jazz, une musique que j’aimais depuis mon plus jeune âge. Ma mère m’avait ramené une radio de l’étranger, et je passais des heures à capter des stations du monde entier. Ce lien avec la musique, en particulier le jazz, est devenu une source d’inspiration majeure pour moi. À l’époque, je vivais à Istanbul et je passais mes étés dans notre maison sur l’île des Princes. Ensuite, lorsque j’ai déménagé à Athènes, je me suis liée d’amitié avec une Américaine de Chicago dont la famille adorait également le jazz. Ils m’ont fait découvrir ECM Records. Un album m’a marquée : une image de paysage marin sur la couverture, avec un vaste océan, un horizon sombre et une mouette qui planait au-dessus. La musique qui l’accompagnait était Crystal Silence de Chick Corea. L’harmonie entre l’image et le son m’a profondément émue, au point de décider que je voulais devenir photographe. Par ailleurs, j’étais coureuse de fond professionnelle, et je m’entraînais souvent dans les montagnes et les forêts. Je transportais un petit appareil photo et m’imaginais en photographe. Cette passion n’a cessé de grandir à mesure que j’écoutais ECM Records, qui avaient une manière unique de fusionner le son et les images. Manfred Eicher, le fondateur d’ECM, accordait une attention exceptionnelle aux visuels, et son travail m’a énormément inspirée. Mon premier livre, qui a remporté un prix d’or international, lui est même dédié. Ce lien entre les paysages, les lieux lointains et le son reste mon plus grand déclencheur photographique.
Quelle est la personne de l’image qui vous inspire le plus ?
Erieta Attali : Manfred Eicher, le fondateur d’ECM Records. Sa capacité extraordinaire à relier le son et l’image est sans égale. Même avant la photographie, j’étais attirée par les documentaires, où cette connexion est essentielle. J’admire également Wim Wenders pour son approche cinématographique.
Une image que vous auriez aimé prendre ?
Erieta Attali : Il y en a beaucoup. En tant que jeune photographe, j’étais captivée par les paysages et les œuvres de Mimmo Jodice en Italie, de Josef Sudek et de Richard Misrach pour ses paysages de l’Ouest américain. Ces photographes m’ont énormément inspirée, et Mimmo Jodice a même contribué à mon dernier livre. Bien sûr, j’ai aussi manqué des opportunités. Utiliser la photographie sur pellicule grand format n’est pas aussi instantané que le numérique ou les smartphones. Bien que j’aie toujours aimé l’intentionnalité de la pellicule, il y a eu des moments que j’aurais aimé pouvoir capturer.
L’image qui vous a le plus émue ?
Erieta Attali : Je dirais que ce sont des images tirées de films qui m’ont profondément inspirée. Mais c’est davantage le langage visuel global du film plutôt qu’un seul plan précis.
Celle qui vous a mise en colère ?
Erieta Attali : Je n’aime pas les photographies de guerre excessivement brutales utilisées uniquement pour choquer. Lorsqu’on abuse de ces images, elles finissent par créer de l’apathie plutôt que de susciter une réaction. Quand on voit trop, on finit par ne plus se sentir concerné. Ce n’est pas tant de la colère qu’un sentiment de frustration face à leur impact.
Quelle photo a changé le monde ?
Erieta Attali : Pour moi, les images de la bombe atomique au Japon et la photographie de Nick Ut, Napalm Girl, au Vietnam se distinguent. Ces clichés sont à la fois choquants et transformateurs pour le monde.
Et laquelle a changé votre monde ?
Erieta Attali : Les paysages de Josef Sudek, Bill Brandt et Richard Misrach m’ont profondément influencée. La photographie française a également eu un impact durable : je possède encore mon premier magazine photo acheté à Paris. Il m’a initiée à la photographie de rue et à d’autres styles que j’admire profondément.
Qu’est-ce qui vous intéresse le plus dans une image ?
Erieta Attali : L’authenticité. Une idée sincère, et non une reproduction de tendances. Comme en design, l’authenticité ne peut être précisément définie, mais on la reconnaît immédiatement.
La dernière image que vous avez prise ?
Erieta Attali : Hier matin, j’ai photographié la Place des Vosges avec mon téléphone. J’ai été frappée par les arbres majestueux de la place encadrant le ciel. Avec mon appareil grand format, mon travail récent se concentre sur une série de paysages marins autour des îles Cycladiques, en particulier près de l’île antique de Délos.
L’image clé de votre panthéon personnel ?
Erieta Attali : Je ne crois pas au pouvoir d’une seule image. Mon travail est conceptuel et narratif, tout est donc interconnecté. C’est pourquoi choisir une seule image pour la couverture d’un livre est toujours un défi : tout fait partie d’un puzzle plus vaste.
Le souvenir photographique de votre enfance ?
Erieta Attali : La première image dont je me souviens est celle de mon baptême dans un monastère grec, dans l’ancien port de Jaffa à Tel Aviv. Je me rappelle du soleil, de l’horizon et du vent ce jour-là.
Selon vous, quelle qualité est essentielle pour être un bon photographe ?
Erieta Attali : L’obsession. Une dévotion totale sans compromis.
Qu’est-ce qui fait une bonne photo ?
Erieta Attali : C’est subjectif. Ce qui me touche profondément peut ne pas plaire à quelqu’un d’autre.
La personne que vous aimeriez photographier si vous en aviez l’opportunité ?
Erieta Attali : Je ne me concentre pas sur les personnes. Je suis davantage attirée par les paysages et les monuments. Bien que sociable, lorsque je photographie des gens, c’est généralement en longue exposition ou dans une composition plus large.
Un livre photo incontournable ?
Erieta Attali : Il y en a tellement. Je collectionne des ouvrages rares, historiques et contemporains. Récemment, j’ai acquis un ouvrage de 1919 du photographe suisse Frédéric Boissonnas, qui contient des photos anciennes de l’île de Délos, en résonance avec mes projets actuels.
L’appareil photo de votre enfance ?
Erieta Attali : J’avais un appareil 35 mm que je possède encore, bien que je ne me souvienne plus du modèle. C’est un souvenir sentimental.
Celui que vous utilisez aujourd’hui ?
Erieta Attali : Depuis plus de 30 ans, j’utilise un Linhof Technika au format panoramique 6×12.
Votre drogue préférée ?
Erieta Attali : J’adore le champagne.
Le meilleur moyen de se déconnecter selon vous ?
Erieta Attali : Marcher ou courir. À Paris, je marche 40 à 45 kilomètres par jour. Mon rythme habituel est de 25 à 30 kilomètres, mais j’aime me dépasser.
Votre relation personnelle avec l’image ?
Erieta Attali : Je n’ai pas de miroirs chez moi, sauf un petit dans la salle de bain. Je vois mon reflet dans les fenêtres, et cela me suffit. Mes murs sont ornés de cartes, de tapisseries et de paysages, pas de miroirs. Mon image ne m’importe pas.
Que feriez-vous si vous n’étiez pas photographe ?
Erieta Attali : Probablement des études en sciences politiques, en histoire ou dans la réalisation de documentaires.
Si vous pouviez être photographiée par un grand photographe, qui choisiriez-vous ?
Erieta Attali : Je n’ai pas de nom précis en tête, mais je préférerais être photographiée par des photographes de rue. Ils ont une approche unique qui met en valeur la connexion entre la figure et son environnement, que ce soit un paysage urbain ou autre.
Votre dernière folie ?
Erieta Attali : Aimer quelqu’un que je n’aurais pas dû aimer.
Une image pour illustrer un nouveau billet de banque ?
Erieta Attali : Le Parthénon. Il symbolise la démocratie, la liberté, la culture et l’humanité.
La dernière chose que vous avez faite pour la première fois ?
Erieta Attali : Dire « oui » à des gens à qui j’aurais normalement dit « non ».
Un endroit du monde que vous n’avez pas encore découvert mais que vous voulez visiter ?
Erieta Attali : Je voyage constamment à travers le monde pour explorer les lieux que je choisis. Ceux que je n’ai pas encore visités sont simplement ceux qui n’ont pas éveillé mon envie. Mais j’aimerais traverser la mer Égée en hiver. C’est assez difficile et dangereux, mais je voudrais le faire sur un bateau islandais à grande vitesse. Cela fait partie d’un projet photographique sur les îles Cycladiques.
Votre plus grand regret ?
Erieta Attali : Avoir fait confiance à quelqu’un que je n’aurais pas dû.
L’endroit dont vous ne vous lassez jamais ?
Erieta Attali : Paris.
Êtes-vous plutôt couleur ou noir et blanc ?
Erieta Attali : Je travaille en couleur monochromatique : un mélange de l’esthétique du noir et blanc avec une touche de couleur.
Lumière naturelle ou lumière studio ?
Erieta Attali : Je préfère la photographie de nuit, toujours en extérieur.
La ville la plus photogénique au monde ?
Erieta Attali : Je dirais Paris dans le monde occidental. Tokyo en Asie.
Si je pouvais organiser votre dîner idéal, qui serait à table ?
Erieta Attali : J’inviterais des gens ordinaires que je croise dans la rue, car ils offrent des perspectives souvent absentes des relations proches. J’aimerais aussi inviter quelques figures historiques.
Qu’est-ce qui manque dans le monde d’aujourd’hui ?
Erieta Attali : Le bonheur.
Que voudriez-vous que l’on dise de vous après ?
Erieta Attali : Que j’ai fait avancer la photographie de l’architecture et de l’environnement, inspiré les générations futures et laissé un impact significatif.
Une chose que les gens doivent savoir sur vous ?
Erieta Attali : Je me suis construite seule.
Un dernier mot ?
Erieta Attali : J’aime la vie.
Website : www.erietaattali.com
Instagram : @erieta_attali
Merci à Benoit et Galerie BSL pour avoir rendu cet interview possible. @galerie_bsl