Jonathan Alpeyrie est un photojournaliste, en cette fin d’année, il ne nous parle de ses images, mais de son bilan financier: étonnant et plein de leçons et d’enseignements.
La plupart des membres de la profession se plaignent de l’état de la presse aujourd’hui dans un monde qui change en permanence. Je ne déroge pas à ce constat. La presse connaît une transformation sans précédent, comme les médias sociaux, et les nouvelles technologies transforment radicalement le cadre auquel s’étaient habitués les journalistes et photographes.
Ce n’est pas le fait d’être publié qui pose problème. Gagner suffisamment d’argent pour vivre, payer ses frais au quotidien, et financer les projets à venir, c’est cela, le vrai problème. Les journaux et magazines qui peuvent se permettre d’envoyer des journalistes au loin pour couvrir des événements majeurs sont de moins en moins nombreux, et les journalistes en question doivent trouver de nouveaux moyens de faire de l’argent. Les agences photo, par exemple, ces dernières années, ont fait appel de plus en plus souvent à des photographes locaux, parce que cela leur coûte bien moins cher que de payer leurs propres équipes et de les envoyer dans des pays lointains.
De façon plus déterminante encore, la côte des photographies s’est effondrée ces vingt dernières années avec l’arrivée en force d’internet, qui met naturellement l’accent sur la quantité plutôt que sur la qualité. Polaris Images, l’agence qui me représente internationalement, me fait publier tous les jours dans le monde entier, ce qui est très appréciable, bien sûr, mais quand je reçois mon solde, la somme accumulée est plutôt dérisoire, au regard du nombre de photos vendues et de la quantité de risques que j’ai dû prendre au cours de certains de ces voyages. Par exemple, la Chine est un marché important pour moi, avec peut-être 10% de mes ventes totales par mois. Les Chinois ont dévalué le prix des photographies autant qu’ils ont pu, achetant un cliché en moyenne 30 dollars pièce : c’est un prix très bas, qui ne prend absolument pas en compte la qualité de la photo ou les risques pris pour la réaliser.
Mais finalement, le point peut-être le plus essentiel tient au comportement de la presse envers elle-même, et à son incapacité à se réinterroger : à mon avis, c’est le danger le plus important auquel elle est confronté. Depuis quelques décennies maintenant, le monde de la presse a dû faire face à des revenus et des abonnements en baisse constante pour ses journaux, ses magazines… Il est certain, cependant, que l’avènement d’internet a beaucoup à voir avec cet état de fait, les gens préfèrent chercher leurs informations sur une grande variété de sites offrant du contenu gratuit, plutôt que de payer pour des titres papier. Une situation contre laquelle il est difficile de lutter, il est vrai. La presse a rapidement trouvé une solution simple pour augmenter ses revenus : créer et vendre du contenu que les gens ont envie de lire ou de voir. Le résultat de cette stratégie s’est rapidement fait sentir : la qualité des titres de presse a rapidement décliné, jusqu’au point où certains magazines, qui étaient auparavant reconnus pour leur qualité, sont devenus des mélanges difformes d’informations et de ragots sur les célébrités. Life magazine et Paris Match sont les exemples parfaits de cet état de fait.
Cela fait maintenant dix ans que j’exerce le métier de photojournaliste, et ma pratique colle en tout point à la réalité exposée dans les paragraphes précédents. Comme il est facile de critiquer la nature même de ce qu’est devenue la presse occidentale, je vais prendre des exemples concrets issus de mon expérience, qui correspond cependant à la situation et à l’état d’esprit de tous les professionnels qui, comme moi, luttent pour réussir à vivre de leur métier.
Pour illustrer cette nouvelle réalité, je vais donner quatre exemples de voyages que j’ai réalisé pour couvrir des événements internationaux : la guerre de la drogue au Mexique, la guerre en Libye, le scandale Dominique Strauss-Kahn, et l’indépendance du Sud Soudan. Chacun va me permettre d’illustrer une fortune différente du processus de production, et de donner une idée de l’argent dépensé pendant ces déplacements et du retour financier que j’ai pu réaliser.
La guerre de la drogue au Mexique est devenue depuis 2006 un événement international, couvert de temps à autre par la presse mondiale. À mon sens insuffisamment, alors que ce conflit s’est transformé en vraie guerre civile, avec des implications internationales majeures. En mars 2011, j’ai décidé de couvrir cette guerre muette à la frontière entre le Mexique et l’Arizona, dans le village frontalier de Nogales. Pendant trois semaines, j’ai travaillé avec les forces de police spéciale anti-drogue américaines (Metro) qui combattent les cartels de la drogue. J’ai traversé la frontière une demi-douzaine de fois vers le Mexique pour essayer de retraduire la perspective mexicaine sur ce drame. J’ai dû me rapprocher dangereusement d’un de ces cartels pour photographier la vie quotidienne sur place, et les membres de ces organisations criminelles. Je me suis senti plus inquiet et paranoïaque à ces occasions que lors de n’importe quelle guerre que j’ai pu couvrir par ailleurs. Quand mon reportage a été terminé trois semaines plus tard, j’ai dû mettre fin à mon séjour précipitamment : j’avais l’impression d’être suivi, la police US m’a confirmé que c’était le cas, alors je suis parti. Le niveau de risque consenti pour réaliser ce reportage n’a jamais été pris en compte financièrement. Toutes mes dépenses pour un séjour de trois semaines ont atteint 2500 dollars. Polaris et moi-même n’avons pas réussi à vendre cette histoire à sa vraie valeur. Je pense que j’ai à peine fait 1000 dollars en retour, perdant ainsi 1500 dollars sur ce voyage. Ce n’était pas la question bien sûr, puisque j’avais des conditions de travail particulièrement propices. Mais en termes financiers, ce voyage a été un échec.
La guerre en Libye est devenue très rapidement un événement international de première grandeur, et a été couverte par tous ceux qui voulaient s’y faire un nom. Pour moi, c’était une guerre de plus à documenter. J’ai été envoyé là-bas par Polaris Images, la BBC, et quelques magazines français. J’ai couvert le conflit de la ligne de front d’Ajdabiya pendant deux semaines avant de repartir en Tunisie. Le niveau de risque était plutôt élevé, avec pas mal de pilonnages et de nombreux blessés… Chaque jour, je me rendais sur la ligne de front, et chaque soir, je rentrais à mon hôtel pour préparer mon reportage. Après deux semaines passées à ce rythme, j’avais dépensé près de 2000 dollars, entre les nuits d’hôtel, la location de voiture, les fixeurs, et la nourriture. Cependant le retour sur ces dépenses a été plutôt différent de celui de mon expérience mexicaine. Entre Avril 2011 et aujourd’hui, j’ai touché à peu près 3300 dollars, et ce n’est pas terminé. Pour moi, ça a été un voyage intéressant, et un succès.
L’indépendance du Sud Soudan était un sujet que je voulais couvrir depuis longtemps. Je me suis rendu sur place pour deux semaines en juillet 2011. Se rendre dans ce pays est à la fois très difficile et très cher. Nous avons dû passer par Kampala en Ouganda. Sur une durée de trois semaines, j’ai dépensé 4500 dollars ! Même si cette histoire a trouvé un écho dans la presse internationale, elle n’a pas eu le retentissement que j’espérais. Je prenais des photos pour quelques clients, comme Africa International, International crisis group, Polaris, et d’autres. Je n’ai jamais pu rentrer dans mes frais avec les ventes, qui ont dégagé 2800 dollars au total. La presse internationale s’est vite désintéressée de cet événement et est passée à autre chose à partir du moment où le pays a officiellement déclaré son indépendance le 9 juillet 2011.
Et pour finir, le cas révélateur du scandale impliquant Dominique Strauss Kahn. Je l’ai couvert à temps plein pour Polaris pendant les deux premières semaines de juin. Ce reportage m’est vite devenu assez pénible parce que je devais souvent agir comme un paparazzi, ce qui m’a beaucoup perturbé. Après mon retour du Soudan début août, Polaris m’a remis sur cette affaire une nouvelle fois pendant deux semaines de plus, jusqu’à ce que je leur dise que j’arrêtais. Les résultats des ventes ont dépassé toutes mes espérances. Vanity Fair, VSD, Bild en Allemagne, et bien d’autres publications ont acheté mon travail. Depuis le moment où j’ai commencé à couvrir cette histoire en juin jusqu’à maintenant, j’ai cumulé 5000 dollars de gains, sans presque avoir aucune dépense. Même si c’est pratique d’avoir tout cet argent pour financer d’autres projets plus sérieux et plus importants, j’ai été content quand DSK est retourné en France. Cette histoire m’a aussi prouvé que la presse aime ce genre de fait divers juteux, avec des implications sexuelles et politiques. Bien sûr, la chute de celui qui était potentiellement le prochain président de la France était en soi cruciale pour le futur du pays, d’où le matraquage dans les médias. Cependant, le contexte sexuel rendait cette histoire encore plus sordide. Dans l’ensemble, mon impression finale concernant cet épisode a été que le monde occidental et ses journalistes soi-disant irréprochables ont une nouvelle fois agi sans aucune classe, détériorant encore un peu plus l’image qui peut être la leur pour le reste de la planète : une image qui est peut-être celle d’une décadence totale.
Jonathan Alpeyrie