Un printemps frisquet, à la fin des années 1980. Nicole Wisniak dirige une prise de vue avec le photographe Max Vadukul devant la fontaine de l’Observatoire, à Paris. L’idée lui vient que le mannequin se jette à l’eau. « Il fait froid, c’est impossible », proteste la jeune femme. Nicole Wisniak se place alors sous les jets puissants, tout habillée. « Vous pouvez le faire, maintenant. » Le top-model n’a pas pu refuser. Voilà trente-sept ans que Nicole Wisniak pilote à sa façon Egoïste, une revue qui semble une incongruité dans un monde vivant à 200 à l’heure. Le numéro 17 arrive en kiosque et en librairie le 23 janvier. Dix-sept numéros en trente-sept ans, c’est ridicule. Egoïste est une revue à la parution « spasmodique », dit l’écrivain et ami Jean-Paul Enthoven. Le premier numéro sort en novembre 1977. Le deuxième un mois après, le troisième six mois plus tard. Un an s’écoule avant le quatrième, puis le temps s’étire. Ce numéro 17 a été concocté en trois ans et trois mois. « On sait quand on commence, pas quand on finit », s’amuse le photographe Paolo Roversi.
L’écrivain Marc Lambron trouve la formule juste : « Egoïste est un phénix qui meurt et renaît. » Disons que Nicole Wisniak semble plus tourmentée que surmenée. Un autre de ses amis, le chroniqueur Patrick Besson, commente : « Nicole est un peu paresseuse, alors elle cuisine son journal avec ses amis écrivains. » Elle rétorque : « Il y a dans la lenteur une distance qui rend intelligent. » Ou encore : « On ne finit pas un mardi, on finit quand c’est beau. » Le premier numéro était maigrichon et 3 000 des 4 000 exemplaires ont fini à la cave. Le nouveau bébé compte 256 pages en deux tomes et pèse 2,3 kilos. Les 25 000 exemplaires devraient vite se vendre avant que le prix, 35 €, ne gonfle sur Internet.
Le temps est élastique dans Egoïste, mais sinon rien n’a changé : le format envahissant, amical pour les photos, hostile pour la bibliothèque, le papier blanc mat, la maquette janséniste, le noir et blanc profond, l’absence de couleurs, le caractère Garamond, l’impression éblouissante, les pages pliées mais non agrafées pour ne pas blesser les photos. Il s’en dégage une beauté classique portée par un partage harmonieux entre images élégantes et textes décalés d’écrivains.
Esprit de salon
Nicole Wisniak, 63 ans, en impose avec ses immenses cheveux auburn qui mangent le visage. Elle travaille chez elle, dans un appartement capharnaüm du 6e arrondissement de Paris. Il arrive qu’elle ne sorte pas pendant trois semaines. Elle aime à citer Orson Welles : « Je suis différent mais pas assez fou pour dire que je suis libre. » Et assure : « Je suis une maverick. » Une franc-tireuse. Sur un coussin, on peut lire ces mots en anglais : « Les bonnes filles vont au ciel, les mauvaises vont partout. » Nicole Wisniak n’a jamais travaillé dans un journal avant de créer Egoïste. Et c’est pour cela que la revue n’y ressemble pas. Elle ne signe pas d’éditorial : « J’ai pitié de mes lecteurs. » Elle préfère citer une page de Kafka ou raconter des blagues. C’est l’histoire de deux cannibales. L’un dit : « Je n’aime pas ma belle-mère. » L’autre répond : « Mange au moins les carottes. »
On raconte tout cela, car, comme le dit Patrick Besson, Egoïste est « le journal intime de Nicole ». Fait-elle des conférences de rédaction ? « Vous plaisantez ! rigole Jean-Paul Enthoven. La conférence, elle la tient avec elle-même. » Ce journal, elle le fabrique depuis son lit de jour, copie de celui de Marie-Antoinette à Fontainebleau. C’est là que cette insomniaque travaille en position allongée parce que sa grande amie Françoise Sagan lui disait qu’ainsi « la tête est mieux irriguée ».
Cette revue, elle l’imagine avec deux ou trois proches et sa tribu. « Nicole est la somme des gens qu’elle convoque », résume Jean-Paul Enthoven. Pour les photographes, elle a eu une période Helmut Newton, puis Richard Avedon et maintenant Paolo Roversi, qui signe pas moins de 92 pages. « Avec les photographes, je suis monogame », confirme Nicole Wisniak. Cette prochede l’écrivain Bernard Frank, décédé en 2006, élabore sa revue dans un esprit de salon avec d’autres journalistes et écrivains, Patrick Besson, Jean-Paul Enthoven, Adam Gopnik, Marc Lambron, Pascal Bruckner, Frédéric Beigbeder… Quand on leur demande pourquoi ils sont là, ils n’hésitent guère : pour la chef.
Marie Darrieussecq : « Elle est merveilleusement excentrique, avec son chic fou. La mélancolie l’a rattrapée ces dernières années. Elle m’avait dit, il y a une dizaine d’années, face aux problèmes récurrents d’argent et d’huissiers : “Ma chérie, je me dis que, tant que les hommes qui frappent à ma porte ne portent pas des imperméables en cuir noir, tout va bien.” » L’Américain Adam Gopnik, figure du magazine The New Yorker : « Egoïste est un beau paradoxe, qui repose sur l’ego et les excentricités de Nicole. » Tous ont aussi une admiration pour l’objet. « Je suis de la génération qui a lu Egoïste avant d’y écrire, confie Marc Lambron. On est toujours content de participer à la mise en scène quand on était dans la salle. »
Nicole Wisniak n’est pas adossée à un groupe de presse mais elle vit grâce à sa revue. Elle a gagné une somme rondelette – « J’ai oublié combien » – en vendant en 1990 le mot Egoïste (qu’elle avait déposé) à Karl Lagerfeld, qui en fera un parfum Chanel. Trente-sept ans que ça dure, sans déroger à son business plan en forme de recette de grand-mère. Elle commence par vendre des pages de publicité puis note dans un carnet l’argent qu’on lui donne. Il y a 97 pages de publicité, en début du tome 1 et fin du tome 2. Que l’on déguste avec autant de plaisir que les pages rédactionnelles.
C’est la spécialité maison : les annonceurs achètent des pages blanches. Que Nicole Wisniak remplit en inventant des histoires photographiques sur les marques. Le numéro 17 s’ouvre par une publicité Hermès sur six pages : une femme pénètre dans une grotte et découvre des peintures rupestres parmi lesquelles, tel un témoignage préhistorique, le logo du cheval à calèche d’Hermès. Mais la marque n’est pas mentionnée sur l’image. « Nicole Wisniak a carte blanche », explique Pierre-Alexis Dumas, directeur artistique d’Hermès. Ce qui donne une idée de la confiance qui lui est accordée. L’annonceur découvre sa publicité comme le lecteur, en tournant les pages.
Autre extravagance : il se passe huit mois entre la dernière séance de prise de vue – un portrait de l’actrice Cate Blanchett, qui se développe sur treize pages dont la une – et la sortie en kiosque. Huit mois pour peaufiner le joujou. Trois semaines à l’imprimerie, chez un as du métier, à Montreuil. Quand elle rencontre pour la première fois le patron de Stipa, Pierre Gradenigo, Nicole Wisniak lui lance : « On me dit que vous êtes un bon imprimeur, prouvez-le. » Elle a été présente sur les machines pendant vingt jours, de 9 heures à 18 heures, pour contrôler chaque feuille à la lumière du jour. Bref, pour un imprimeur, elle est une emmerdeuse.
Pierre Gradenigo détaille : « Nicole veut imprimer en une seule couleur, le noir, et pas en noir quadri comme c’est devenu la norme. Notre imprimerie est une Ferrari et Nicole nous oblige à rouler en carriole à cheval. Elle veut les blancs très blancs, et les noirs très noirs. Ce qui nous prend vingt jours au lieu de quatre. C’est une aberration économique. On a dû avoir envie de l’étrangler. Mais on dit oui, parce que ses exigences sont justifiées. On défend le savoir-faire français dans cette aventure. »
Snobisme, terreur et élégance
Egoïste est souvent décrit comme un journal intemporel. Mieux vaut l’être quand on ne sort pas tous les quinze jours. Jean-Paul Enthoven publie dans ce numéro un portrait du footballeur Zlatan Ibrahimovic, rédigé il y a deux ans. « A l’époque, c’était une bête. Aujourd’hui, il est fragile. » L’omniprésence de Paolo Roversi accentue l’image d’un journal littéraire et qui flotte sur l’époque. Jean-Paul Enthoven dit que la revue est « inactuelle » en citant Nietzsche, qu’elle s’est trompée de couloir aérien. Il y voit aussi un mélange de snobisme, de terreur et d’élégance. Pourquoi de terreur ? « Parce que le snobisme fait peur aux gens et que ce journal est trop luxueux pour être correct. »
On l’aura compris, le climat est plus proche de Saint-Germain-des-Prés que de la banlieue. D’élégant à académique, de décalé à coupé du monde, il n’y a qu’un pas, que certains franchissent. « J’aime que les choses désastreuses changent », répond Nicole Wisniak. Roversi déplace le débat : « Ce n’est pas un journal intemporel, c’est un journal en dehors des normes. » Marc Lambron prolonge l’argument et souligne la singularité des angles. Dans ce numéro, huit écrivains racontent l’aveu le plus mémorable qu’on leur a fait. Dont Lambron, qui évoque ceci : « J’ai 16 ans et un camarade de classe commet un meurtre. Il est mineur, et libéré rapidement. J’ai raconté l’étrangeté de prendre un diabolo menthe avec un assassin. » Ailleurs, Patrick Besson se met dans la peau de Proust ou de Hugo et écrit à des cinéastes qui les ont adaptés pour leur dire qu’ils les ont mal filmés.
Les portraits photographiques ne disent rien du métier de la personne mais beaucoup de sa personnalité. Richard Avedon répétait « There is nobody home » quand son sujet avait le regard inhabité. Roversi a repris le flambeau. Pour ce numéro, il a photographié Charlotte Casiraghi, qu’il montre autrement, ou l’artiste Anselm Kiefer perdu dans son atelier. Wisniak contrôle tout mais le temps et les événements peuvent lui jouer des tours. En 1987, dans le numéro 10, Nicole Wisniak demande à François-Marie Banier de photographier Liliane Bettencourt, patronne de L’Oréal. Cette rencontre inaugure une relation particulière entre la milliardaire et l’écrivain, qui débouchera sur l’affaire que l’on sait.
Dans ce nouveau numéro, la série affichée en une du tome 2 et qui s’étale sur 19 pages fera du bruit. C’est un portrait de l’actrice iranienne Golshifteh Farahani, accompagné d’un entretien signé Serge Bramly. Juste récompense : à 31 ans, née en Iran mais installée en France, l’actrice a marqué des films comme A propos d’Elly (2009), d’Asghar Farhadi, Pierre de patience (2012), d’Atiq Rahimi, ou My Sweet Pepper Land (2013), d’Hiner Saleem.
Paolo Roversi a réalisé une séquence magnifique d’une Golshifteh Farahani nue. Ou parfois enveloppée d’un voile. La prise de vue date de juin 2013. Après les attentats sanglants à Paris, cette séquence prend une résonance politique. Comme si Egoïste était rattrapé par l’actualité. « On affiche une grande actrice, pas pour provoquer, dit Roversi. Un nu est pour moi la façon la plus élégante de faire un portrait, de montrer son côté Petit Prince, qui ne sait d’où il vient. » Patrick Besson est bluffé par une séquence d’une « transgression inouïe mais aussi d’une religiosité troublante ». Nicole Wisniak prend du recul, fidèle à elle-même : « Golshifteh vit loin de ses parents, de sa famille, de ses paysages. Ça se voit, non ? »
Article écrit par Michel Guerrin
Dans l’édition du Monde du 22 janvier 2015