Ce texte de Claire Guillot a été publié dans le Monde daté du mardi 16 septembre 2014. Merci à elle et à la direction du Monde qui nous permettent de le republier aujourd’hui.
La lauréate du prix Carmignac rend sa récompense
L’Iranienne Newsha Tavakolian affirme que son travail sur son pays a été dénaturé
Jusqu’ici, le prix Carmignac-Gestion du photojournalisme ressemblait à un cadeau du ciel : alors que la presse manque de moyens, Edouard Carmignac, collectionneur d’art et millionnaire, patron d’un fonds de gestion, offre chaque année à un photoreporteur une bourse de 50 000 euros pour mener un travail sur plusieurs mois, couronné par la publication d’un livre et des expositions dans des lieux prestigieux. Le financier, connu pour donner son opinion dans de grandes pages de pub dans la presse, n’intervient que pour décider de l’aire géographique du reportage, laissant à un jury de professionnels le choix du lauréat.
Sauf que la cinquième édition du prix, consacrée à l’Iran et remis à la photographe Newsha Tavakolian, 34 ans, vient de donner un gros coup de canif dans ce tableau idyllique. Mardi 9 septembre, un appel téléphonique annonce aux journalistes que le livre et l’exposition sont ajournés « en raison de pressions des autorités iraniennes ».
Sur Facebook, la réaction de la photographe, outrée, ne se fait pas attendre. Elle annonce renoncer au prix et rendre l’argent. Elle livre aussi une version bien différente. « A partir du moment où j’ai rendu mon travail, M. Carmignac a tenu à éditer personnellement mes photographies et à changer les textes d’accompagnement. L’interférence de M. Carmignac a culminé lorsqu’il a choisi un titre totalement inacceptable pour mon projet.»
Jointe en Irak où elle est en reportage, l’Iranienne ajoute que la censure, s’il y en a, vient de France et non d’Iran. « Je prends souvent des risques, mais c’est ma décision. Les autorités n’ont rien à voir ici. La vérité, c’est que quand j’ai présenté mon travail à M. Carmignac, il était furieux et a quitté la pièce. Il voulait appeler mon exposition “Génération perdue”. Un cliché. J’ai proposé qu’on trouve un titre qui nous aille à tous les deux, mais il a refusé. Je tiens à ma liberté artistique. »
Mécénat ou commande ?
La photographe qui vit et travaille en Iran a choisi d’étudier sa génération, celle des 25-35 ans, dont les parents ont fait la révolution et qui ont du mal à s’inventer un avenir. Elle a suivi neuf personnes à travers des photos documentaires et des portraits posés. « Je suppose qu’il attendait quelque chose de plus spectaculaire, explique la jeune femme. Mais je ne voulais pas refaire les clichés sur la jeunesse dorée qui fume et boit en cachette. » Mme Tavakolian précise que la directrice du prix, Nathalie Gallon, a soutenu son projet tout du long. Cette dernière est aux abonnés absents. selon nos dernières informations, elle aurait été mise à l’écart. Edouard Carmignac n’a pas souhaité répondre à nos questions. Quant au responsable de la communication, Emeric Glayse, il livre une nouvelle version : « Newsha Tavakolian a rendu des images qui ne correspondent pas au projet annoncé. Elle devait travailler sur la “génération brûlée”, mais elle a montré des gens de la classe moyenne. Elle ne voulait pas bouger. »
Détail gênant, le jury qui avait sélectionné le projet n’a jamais été consulté. Sa présidente, Anahita Ghabaian, galeriste iranienne reconnue, est hors d’elle. « Ajourner le prix ainsi, c’est nous prendre pour des idiots, bons pour faire de la figuration », dit-elle au téléphone depuis Téhéran. Pour elle, la photographe a été fidèle à son projet. « Elle montre des gens qui n’ont pas connu la démocratie, à travers des portraits tout sauf anodins : un type qui a fait laguerre Iran-Irak et n’a plus de goût à la vie, une fille qui a grandi dans une famille très religieuse et participe à la campagne présidentielle… »
Un travail subtil qui s’inscrit dans une veine iranienne où on raconte les choses de façon décalée. « Sans doute qu’ils s’attendaient à voir du danger, de l’urgence, mais ce n’est pas possible ici ! Et ce n’est pas le style de Newsha qui travaille sur la psychologie d’une société », insiste Mme Ghabaian.
Pour Christian Caujolle, membre du jury dès le début du prix Carmignac, « au-delà de savoir si on aime ou on n’aime pas, le fait est que cette jeune femme a décidé de façon très courageuse de travailler en Iran… De quel droit pourrait-on lui nier le droit de décider de ce qui est pertinent ? »
Sam Stourdzé, membre du jury et nouveau directeur des Rencontres d’Arles, soutient la photographe. Pour lui, cette décision dit toute l’ambiguïté du prix : « Si c’est du mécénat, il ne doit pas y avoir d’intervention. Ou alors c’est une commande. »
D’autres lauréats avaient déjà dû affronter les opinions tranchées de M. Carmignac. Robin Hammond, auteur d’un travail sur le Zimbabwe, dit avoir eu le dernier mot. En revanche Kai Wiedenhöfer, avant d’affronter manifestations et menaces en exposant des photos engagées sur la Palestine, avait fait face aux reproches d’Edouard Carmignac : « Il m’a carrément demandé de retourner sur place pour faire des images plus “positives” de la Palestine ! Il avait du mal à comprendre que je n’étais pas son employé. Ça ne s’est réglé qu’avec l’intervention d’un membre du jury. »
Reste à voir si, et comment, se déroulera la prochaine édition du prix Carmignac, en préparation. Il est consacré à un autre sujet sensible : les “zones de non-droit en France”.
Claire Guillot
© Le Monde