Ça n’aura échappé à personne, le Mois de la Photo du Grand Paris a commencé. Comme son nouveau nom l’indique il s’est étendu à la périphérie parisienne. On doit ce changement à son directeur artistique François Hébel, féru d’architecture et d’urbanisme, et passionné par les enjeux de cette future grande entité. Le Grand Paris prend avec le Mois de la Photo une dimension très concrète et passionnante. Exemple avec Pantin, une banlieue en pleine effervescence culturelle où l’on peut voir pas moins de six expositions, dont deux proposées par la municipalité. Dispatchées aux quatre coins de la ville, elles permettent non seulement de découvrir un panel très varié de la photographie aujourd’hui – de l’art contemporain à la photo documentaire – mais également des lieux complètement différents et complémentaires.
La ballade commence aux Magasins Généraux. Emblématique de Pantin, ce gigantesque vaisseau de bêton, posé sur le bord du canal, abrite depuis l’année dernière les locaux innovants du géant de la pub BETC. Les Magasins généraux sont au cœur du Mois de la Photo nouvelle version : le lancement de la manifestation y a eu lieu samedi 8 avril ; le président de BETC, l’hyperactif Rémi Babinet, préside aussi le fond de dotation du Grand Paris Express ; et l’on peut y voir des portraits de grands parisiens, en deux volets. Les Grands Parisiens, ce sont d’abord trois studios professionnels. Les habitants de Paris et sa banlieue sont invités à venir s’y faire prendre en photo en famille, guidés par les conseils de photographes. Ils repartent avec un tirage, alors qu’un autre est accroché sur place. L’ensemble des tirages constituera un fond d’archives à l’issue de l’expérience. Les premières photos, vivantes, étaient encadrées par Pascal Dolémieux et Benni Valsson.
À côté sont exposées les images que Françoise Huguier a prises de vingt-quatre familles grandes parisiennes, en grandes mosaïques. Autour des futures gares du Grand Paris Express, de Vitry-sur-Seine à Chatou, de l’Île-Saint-Denis à Chelles, Le Blanc-Mesnil, Villejuif ou Montfermeil, elle s’est penchée sur leur intimité, avec l’acuité et l’empathie qu’on lui connaît. Au fil de portraits, de situations ou de détails signifiants du quotidien, elle a shooté les intérieurs, un artiste ou des chercheurs dans leur environnement de travail, la vie de tous les jours, des enfants en fête… Lors de l’inauguration, la photographe en a profité pour louer l’implication de la ville : « Je suis bluffée par la ville de Pantin : il y a des affiches partout pour le Mois de la Photo ». Et pousser un coup de gueule très applaudi : « Je suis étonnée, nous sommes en pleines élections présidentielles et personne ne parle de culture. Nous, les photographes, sommes les témoins du monde. Je suis inquiète de voir l’évolution de la photographie. Les photographes sont pleins de talent, de force, et ils sont laissés pour compte… » Les deux projets entendent donner un petit aperçu sociologique du Grand Paris.
De l’autre côté du canal, changement d’univers dans l’antenne pantinoise de la galerie Thaddaeus Ropac, un temple de l’art contemporain, pionnier dans l’investissement de la banlieue par les galeristes d’art. Dans ses élégants grands bâtiments en brique, la galerie montre d’un côté les grandes toiles sombres et somptueuses de Georg Baselitz, de l’autre la vibrance positive des photographies de Jack Pierson. Né en 1960 à Plymouth, Massachusetts, il vit et travaille à New York et dans le sud de la Californie, et propose ici une réflexion sensuelle sur le Wanderlust, ce désir de voyager imprégné du romantisme allemand. Dans une salle dont le sol a été peint, à sa demande, dans un rose joyeux et apaisant, ses grandes images, réalisées sur l’île de Captiva en Floride, évoquent la nostalgie d’un été éternel, une communion avec la nature. Des doigts de pieds enfoncés dans le sable à la frange des vagues, de grands paysages maritimes au ciel changeant et omniprésent : les images à la fois réalistes et presque impressionnistes de Jack Pierson acquièrent une matérialité très physique lorsqu’on s’en approche, un relief, une sensation veloutée et nuancée. Des bois flottés accrochés au mur accentuent cette impression de moment onirique et lumineux.
De là, on empreinte la longue rue Cartier-Bresson (ça ne s’invente pas) qui mène, dans le quartier des Quatre Chemins, aux anciennes usines du même nom, où la famille du photographe travaillait le fil de coton jusque dans les années 1950. Sur les murs extérieurs et dans l’ancienne teinturerie, une belle salle à l’aspect brut rebaptisée Les Sheds par la municipalité, se tient une exposition humaniste intitulée Bains Publics. Les photographes Florence Levillain, représentée par la Maison de photographe Signatures, et Laurent Kruszyk, photographe de la région Île-de-France, ont photographié les bains douches parisiens, et leurs utilisateurs souvent précaires. Laurent Kruszyk s’est attaché à l’architecture, parfois impressionnante comme celle des bains douches Bidassoa dans le 20e arrondissement, avec une précision et une distance qui révèle l’esprit des lieux, leur hygiène et leur fonction. Florence Levillain est allée à la rencontre de ceux qui les fréquentent. En grands portraits sensibles, elle pose sur eux un regard empreint de respect : « Je voulais qu’on les regarde dans les yeux, qu’ils soient beaux, et que l’on voit le contexte, les gestes. J’ai fait des rencontres magnifiques », dit-elle. Il y a là Joël, Xu, Massoud, Michaël, Julie, Fouhad et Abdullah, Patricia, Ana, Emil et leurs enfants, chacun accompagné d’un court texte qui dit qui ils sont, d’où ils viennent et pourquoi ils vont aux bains.
Plus bas dans la même rue, un ancien garage a été ouvert, toujours par la mairie, pour y exposer le travail de Gilles Elie-Dit-Cosaque. En repérage pour un documentaire en Guadeloupe en 2004, le photographe remarque les dizaines de personnes, essentiellement des hommes d’un certain âge, qui utilisent le même deux-roues : la Chaudron mythique mobylette de Motobécane, appelée « grena’ » dans l’île à cause de sa couleur. Il en tire Ma grena’ et moi, une série photo et un documentaire qui montrent comment les travailleurs de l’île se sont emparés de la mobylette dès son arrivée dans les années 60 et l’ont depuis précieusement entretenue. Et comme le hasard fait bien les choses, c’est à Pantin que se trouvaient les Ateliers de la Motobécane d’où est sortie la mobylette… Les grands portraits pleins de vie et de couleurs shootés dans un cadrage toujours identique montrent les propriétaires avec leur mobylette dans des poses suggestives et dans leur environnement. Au sol, des citations drôles et poétiques, extraites du film – comme « Je lave ma mobylette uniquement à l’eau de pluie, l’eau du ciel. » ou « Ma grena’, c’est mes deux jambes à moi » ou encore « La Guadeloupe est trop petite pour ma grena’. Y’aurait une autoroute sur la mer jusqu’à Paris, moi j’irais en grena’. » – donnent une idée de l’importance de l’engin dans la culture guadeloupéenne.
Quelques centaines de mètres plus loin, après avoir repassé le canal, on arrive au Centre National de la Danse (CND), un beau bâtiment austère, dirigé de main de maître par la talentueuse Mathilde Monnier. C’est le lieu d’une expérimentation artistique à part : document unique #1, un geste conceptuel déstabilisant et vivifiant. Le centre « partant d’un double constat le trop plein d’images et la préciosité de l’archive, (a) demandé au photographe Marc Domage de choisir une photo parmi les 200 000 conservées au CND ». Il a choisi une image en noir et blanc d’Anne Nordmann montrant un danseur d’origine asiatique, la tête inclinée dans un beau mouvement recueilli. Cette photo de petit format (23,9 x 17,6 cm) est accrochée seule sur un mur blanc. Au sol des coussins invitent à sa contemplation et à la lecture du petit livret qui s’y trouve : un joli récit érudit imaginé par l’artiste et écrivain Jean-Yves Jouannais pour l’occasion. Il y raconte les liens entre la danse et la guerre, en partant de citations de Stendhal, Homère ou Xénophon. On en repart désorienté, plongé dans une réflexion où valsent les images : celle qui est exposée et celles qui naissent du récit.
Pour rejoindre finalement le Ciné 104 qui expose une sélection du travail légendaire de Sebastião Salgado sur la cité des 4000 à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis aussi. Sur les murs rouges du hall, se succèdent une dizaine de ces images commandées en 1978 par la ville à un jeune Sebastião Salgado pour donner une image plus humaine de ces grandes barres conçues dans les années 1950 et vite symboliques du « mal-être des grands ensembles ». Une note de l’agence Gamma en 1978 pour l’exposition – « Les 4000, grand ensemble » – en décrit la population bigarrée et le travail du photographe en son sein. Salgado photographie le béton omniprésent, l’architecture, l’absence de trottoir, et les gens, les adultes et les enfants, l’impression de solitude mais aussi la vie, dans une série qui n’a rien perdu de sa force, de sa beauté et de son actualité. La boucle est bouclée, des grands parisiens actuels à ceux d’autrefois…
Anne-Claire Meffre
Anne-Claire Meffre est une journaliste spécialisée en photographie qui vit et travaille à Paris, en France.
– Les Grands parisiens, Françoise Huguier et studios, jusqu’au 30 avril, Les Magasins généraux, 1 rue de l’Ancien Canal, 93500 Pantin, http://magasinsgeneraux.com, les vendredis, samedis et dimanches de 10h à 19h, pour s’inscrire pour les studios : http://moisdelaphotodugrandparis.com/portraits-grands-parisiens/
– Jack Pierson, Walking Around, jusqu’au 13 mai, Galerie Thaddaeus Ropac Pantin, 69 avenue du Général Leclerc, 93500 Pantin, http://ropac.net
– Florence Levillain et Laurent Kruszyk, Bains publics, jusqu’au 30 avril, Les Sheds, 45 rue Gabrielle Josserand, 93500 Pantin, http://www.ville-pantin.fr/bains_publics.html
La série est par ailleurs publiée dans Ré-inventaire, une nouvelle collection photo de la Région Île-de-France initiée par l’Inventaire. Elle mets en valeur le fond, questionne la place de la photographie dans la constitution des patrimoines et croise les regards photographiques, à raison de trois ouvrages par an, dont deux sont déjà parus, dont Bains Publics donc…
– Gilles Elie-Dit-Cosaque, Ma grena’ et moi, jusqu’au 30 avril, Le Garage, 5 rue Gabrielle Josserand, 93500 Pantin, http://www.ville-pantin.fr/ma_grena_et_moi.html
– document unique #1, jusqu’au 29 avril, CND, 1, rue Victor Hugo, 93500 Pantin http://www.cnd.fr
– Sebastião Salagado, Les 4000, jusqu’au 28 avril, Ciné 104, 104 avenue Jean Lolive, 93500, Pantin, http://www.cine104.com. Les photographies de Salgado sont le point de départ de la production du film Les 4000, réalisé en 2016 par Audrey Espinasse et Sami Lorentz avec les habitants. Dans le cadre de « Filmer La Ville », le film sera projeté au Ciné 104 le 20 avril à l’occasion de la soirée-triptyque qu’organise LaToileBlanche au Ciné 104. http://latoileblanche.org