Avec un public de près de 100 000 personnes qui ont pu visiter gratuitement ses expositions et assister aux projections de 80 photographes locaux et internationaux, le Yangon Photo Festival est devenu cette année la manifestation photographique la plus importante d’Asie du Sud-est. Une consécration, signe de la nouvelle liberté d’expression sous le nouveau gouvernement dirigé par Aung San Suu Kyi, la présidente du jury depuis sa libération en 2010. Signe des temps nouveaux, le premier prix qu’elle a remis elle-même récompense un reportage sur la ligne de front dans l’état Kachin, le principal conflit armé qui sévit encore en Birmanie.
Pour sa neuvième édition, le Festival Photo de Yangon a visé encore plus grand que les années précédentes. Tant dans sa programmation que dans sa symbolique. Du 3 au 19 mars 2017, le festival a touché son objectif ultime : atteindre, par le biais de l’image, le public birman dans sa plus grande diversité en plein cœur de la capitale économique.
Si le Festival Photo de Yangon jouit maintenant d’une grande renommée en Asie, c’est parce qu’il se démarque des autres événements artistiques. Depuis sa création, Christophe Loviny, fondateur du YPF, joue sur un double processus : révéler des expositions qui autrement n’auraient pas été accessibles au public local et forme gratuitement une nouvelle génération de photographes birmans avec des masterclass intensifs.
L’installation, cette année au cœur de la ville, de cinq grandes expositions photo dans le parc Maha Bandula, face au City Hall, tient d’un véritable tour de force. Durant les précédentes éditions, le festival avait dû se cantonner aux jardins de l’Institut français de Birmanie, la seule oasis de liberté d’expression sous le régime militaire. De fait, le public rassemblait majoritairement l’élite culturelle locale et des expatriés. Cette année, le YPF a déployé ses ailes dans le lieu le plus populaire et vivant de Yangon (Rangoun). Entre les pique-niques des familles et les cris des enfants joyeux, il a dévoilé une programmation ambitieuse. Et, fait remarquable, le festival n’a été confronté à aucune censure de la part du gouvernement. Le maire de Yangon, Muang Muang Soe, l’a d’ailleurs souligné fièrement : « La situation à Yangon a changé. Le festival n’a fait face à aucune censure. Je répète, aucune censure ! ».
Ainsi, le parc Maha Bandula a accueilli le World Press Photo, qui rassemble le meilleur du photojournalisme international. Des sujets allant de la crise des réfugiés, aux victimes de guerre civile et de famine, étaient visibles par le public birman, chose inimaginable il y a encore quelques mois. C’était d’ailleurs la première fois de son histoire que le World Press Photo s’exposait gratuitement dans un parc en plein centre ville. En terme de photojournalisme, le pays rattrape donc son retard de manière particulièrement efficace.
Parmi les expositions de cette édition, on découvre Burma Frontiers, une collection de photos rares du début du XXe siècle de James Henry Green, un officier britannique qui a profité de ses missions de recrutements pour capturer pour la première fois des milliers de portraits de minorités ethniques aux confins de la Birmanie : Shan, Chin, Kachin, Karen, Padaung etc.
De même, Günter Pfannmüller et Wilhelm Klein ont saisi l’opportunité d’être les premiers journalistes occidentaux autorisés à traverser le pays au début des années 80 pour photographier dans un grand studio itinérant la diversité des différentes minorités rassemblées sous un thème commun, la dignité.
L’exposition Yangon Fashion 1979 offre quant à elle des archives en noir et blanc du Studio Bellay, retrouvées par le curateur Lukas Birk. A l’époque de la Voie Birmane vers le Socialisme du dictateur Ne Win, le pays était fermé au monde extérieur. Les studios photo étaient les seuls endroits où les femmes de la capitale pouvaient s’essayer à la mode occidentale et édulcorer leur réalité, grâce à des vêtements rapportés en contrebande par les marins.
Landry Dunan, photographe français basé à Bangkok, a, lui, passé les jours précédant le festival à photographier les habitants du Downtown de Yangon à travers sa chambre noire afghane. Il a ensuite exposé les photographies en noir et blanc au Maha Bandula Park, tout en proposant aux visiteurs curieux de se faire tirer le portrait en camera obscura.
Enfin, dans l’enceinte de l’Institut Français, le célèbre photoreporter suisse Dominic Nahr a exposé ses photographies couvrant le conflit du Sud Soudan, tout en donnant une semaine de masterclass. « C’est un génie ! » s’écriaient certains des élèves birmans pour décrire son travail. Compliment retourné par Dominic à ses élèves, avouant ne pas s’être attendu à une telle qualité de travail des jeunes photojournalistes birmans, qui n’ont plus rien à envier à leurs homologues occidentaux.
Et c’est sans doute là où réside l’essence du YPF : faire de la photographie un nouveau langage permettant à la jeune génération birmane de s’exprimer.
Ce pan essentiel du festival a été rendu possible grâce aux masterclass données gratuitement par Photo Doc, l’association qui s’occupe du Yangon Photo Festival. A une époque dominée par la vie numérique, alors que les photos superficielles abreuvent les réseaux sociaux et que les nouvelles technologies permettent à chacun de se proclamer photographe, les formations Photo Doc évitent le côté technique pour se concentrer sur la réflexion, sur les sujets de fond et l’apprentissage d’une narration journalistique et visuelle. Christophe Loviny apporte ainsi la réponse à sa propre question : « On passe de longues années à apprendre écrire, mais où apprend-on le langage des images que l’on pratique pourtant tous les jours sur les réseaux sociaux ? ».
Cette volonté tout à fait inédite de construire une nouvelle génération de photojournalistes birmans a déjà porté ses fruits. En 9 ans, ce sont plus de 650 jeunes qui ont pu participer à ces ateliers photo, tout d’abord dans l’enceinte de l’Institut Français, puis dans les régions les plus reculées du pays.
Ainsi, pendant la période de Noël et de Nouvel an, Photo Doc est partie dans la région Kachin actuellement en conflit entre l’armée birmane et l’Armée Indépendante Kachin (KIA). Christophe et son équipe birmane ont formé au photojournalisme une douzaine de jeunes réfugiés parmi ceux qui ont dû fuir les combats.
Les résultats de ces masterclass sont le plus souvent des reportages photos d’environ trois ou quatre minutes traitant de faits sociaux, culturels, ou environnementaux. Les sujets choisis par les élèves sont parfois universels, tels que le travail des enfants, le trafic d’êtres humains, les combats de la communauté LGBT, les épreuves des handicapés physiques et mentaux, etc. Mais ils traitent aussi parfois de réalités locales qui n’ont jamais été aussi bien couvertes par les journalistes étrangers, comme les mines de jade ou le drame des Rohingyas. Dans l’état Kachin, les jeunes photographes birmans ont témoigné au plus près de la guerre civile, de la lutte pour la survie des minorités ethniques et de la transformation de leur ville natale en ville-fantôme, en passant par des sujets plus légers comme l’adaptation des recettes de cuisine kachin à la précarité dans les camps de réfugiés.
Lors de la Yangon Photo Night du 11 mars, présidée par la marraine du festival Daw Aung San Su Kyi, ce sont d’ailleurs deux photographes Kachins qui ont été récompensés. Dans la catégorie des photographes émergents, le 1er prix revient à Seng Mai pour son reportage The Trap sur les femmes toxicomanes dans les mines de jade et le 1er prix professionnel à Hkun Lat pour avoir couvert The Forgotten War, la ligne de front de l’Armée indépendante Kachin. C’est Aung San Suu Kyi elle-même qui lui a remis ce prix, après avoir été parfois violemment critiquée dans certains reportages. Le directeur du festival, rappelant le titre d’un célèbre ouvrage Prix Nobel, Freedom from Fear, a souligné ce symbole. « Pour la première fois, les Birmans n’ont plus peur d’exprimer librement leur opinion face à leur Chef d’Etat ».
Ces deux prix sont un bel hommage rendu au travail d’investigation des photographes birmans et aux masterclass de l’association, soutenues par Canon mais aussi des groupes locaux comme Myanmar Golden Rock, KBZ, le Shwe Taung et Novotel Max. Les photoreportages projetés au Maha Bandula Park, fruits des masterclass des années précédentes, ont aussi connu un succès retentissant. Dès les premières secondes de diffusion, ce fut un festival d’exclamations traduisant autant l’étonnement que l’émerveillement d’un public immédiatement séduit. Et quelques minutes plus tard, les yeux rivés sur l’écran géant, avec parfois un portable à la main pour enregistrer en direct les vidéos, l’approbation de ce même public ne s’est pas fait attendre. Alors que les vidéos présentées traitaient souvent d’une détresse sociale, elles étaient accueillies à chaque fois par un déluge d’applaudissements.
Et c’est peu de dire que cette assistance, au nombre d’environ 6 000 personnes chaque soir, s’est montrée optimiste, curieuse et volontaire, à l’écoute des intervenants de différentes organisations prenant la parole, entre les différentes projections, pour évoquer des sujets comme le travail des enfants, les violences domestiques, ou la prévention des maladies infectieuses. Un des points culminants de ces deux soirées de projection a été l’organisation d’une collecte de fonds improvisée suite à l’émotion suscitée par une petite fille mendiante apparue dans le photoreportage For Mother. Hossein Farmani, galeriste, philanthrope et soutien de longue date du YPF a renchéri sur scène devant un public impliqué : « Je promets de doubler la somme des dons reversés ! », avant d’avertir : « Souvenez-vous de ces noms ce soir. Souvenez-vous des photographes. Si vous les rencontrez ce soir, remerciez les ou faites-leur un câlin, car ils sont vos héros », a-t-il dit après avoir présenté une rare sélection du travail de Steve McCurry dont il expose en ce moment une rétrospective exceptionnelle dans la nouvelle Lucie Foundation Gallery à Bangkok.
On peut le dire, un pas de géant a été franchi depuis la Révolution de Safran de 2007, quand certains Birmans, armés de leur seul téléphone portable, filmaient la répression des manifestions, devenant ainsi les premiers photojournalistes d’un pays connu pour la violence de ses dirigeants. Aujourd’hui, la photographie est devenue un levier de changement positif pour le pays.
Si « la photo ne change pas le monde, mais la photo change les êtres humains qui eux peuvent changer le monde », pour reprendre les mots du photographe Reza, la neuvième édition du Yangon Photo Festival en a été une belle illustration.
La Birmanie, deuxième pays le plus pauvre d’Asie après l’Afghanistan, est mise à nue par ses propres citoyens, donnant une voix à ceux qui étaient auparavant condamnés au silence. L’Œil de la photographie reviendra sur les expositions marquantes du YPF et diffusera une sélection de photoreportages comme si vous étiez assis sur la pelouse du Maha Bandula Park, enivré par le rire des enfants et témoin des larmes discrètes ruisselantes sur certaines joues rouges d’émotions.
Une invitation à révéler le monde.
Aline Deschamps
Aline Deschamps est photojournaliste freelance et responsable de projets culturels à Paris et Bangkok.
9e festival photographe de Yangon
Yangon, Birmanie
Certaines expositions sont encore visibles pendant un mois dans Junction City, le nouveau Megamall du centre-ville face au marché central.
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