Mardi 09 mai dernier j’ai eu la chance, comme d’autres, de visiter l’exposition de Thomas Demand, Le Bégaiment de l’histoire, au Musée du Jeu de Paume. « Extraordinaire » est un des mots qui viennent très vite à l’esprit quand on commence de regarder les œuvres. « Extraordinaire » vient donc, avec en même temps une interrogation quasiment métaphysique : Pourquoi Demand fait-il cela ? Et c’est dans ce « faire » que gît l’interrogation. Pourquoi, patiemment, pendant des heures, des semaines, des mois (oui), couper, assembler, coller, papiers et cartons pour reproduire une réalité qui semble tellement réelle au premier coup d’œil que la plupart des non-habitués à ce travail se laissent prendre au premier piège tendu par Demand : Croire que ce que l’on voit est bien la reproduction photographiée d’une vraie réalité. Or, en observant attentivement, on se rend compte qu’il n’en est rien. Demand est un magicien depuis la réalité ; il la reproduit deux fois, en maquette, et en photographie. Mais est-ce la bonne formulation ? N’est-ce pas un peu plus complexe que cela ?
Une fois qu’il a finalisé ses maquettes, éclairé la scène comme au cinéma, Demand les détruit. Car, et c’est un point commun avec Jeff Wall, leur photographies sont des mises en scène photographiques, au double sens des termes, c’est-à-dire comme on parle de « chef opérateur » (ou Directeur de la Photographie), au cinéma, qui est donc chargé et producteur (au sens de faire) de la « photographie ». On prend aussi des photographies, dans le sens vernaculaire du terme, mais ce sont davantage des photographies de plateau, ce qui est encore différent, et ce n’est pas le boulot du Chef op. C’est dans ce sens que les images de Wall et Demand sont des mises en scène, car l’éclairage est dramatique ; et, chez ce dernier, il l’est tellement parfois que l’on touche au sublime. Mais revenons sur terre, avec notre première image. On pourrait penser que Demand est très doué pour maquetter, mais sa première formation fut celle d’un sculpteur, formation qui n’est pas pour rien dans l’apport solide (sérieux, formel), esthétiquement parlant, de ses œuvres. Plus donc que maquetter, Demand sculpte l’espace, il en recrée, en produisant du reconnaissable, de l’immédiat identifiable. Mais il ne produit pas du banal, mais autre chose, voire, d’autres choses. Parmi ce qu’il produit, on pourrait dire qu’il s’agit de silence. Si Demand avait photogaphié une “vraie” chambre de refuge (pour demandeur d’asile, supposera-t-on), on projetterait dedans de la présence, avant ou après ; de l’activité, de l’humain. Or personne ne s’est couché dans ce lit ; on ne peut donc y projeter, en quelque sorte, “que” rien. Laurent Jenny, dans un article publié sur le site En attendant Nadeau, écrit :« Une chambre d’hôtel sans fenêtre, au lit impeccablement fait sous un éclairage artificiel. Une boutique de photocopieuses aux couvercles levés, vide de tout usager. » Eh bien non, justement, il n’y a jamais eu d’usager dans quelque sculpture-photographie réalisée par Demand ; par conséquent, on ne peut pas insinuer que cela serait possible ; cela va à l’encontre du propos de Demand. En ce sens, le travail de Demand est dénué d’humain, quand bien même les traces les plus patentes en attesteraient la récente présente (voir le cendrier, plus bas dans l’article…). Mais justement, l’une des grandes tâches de l’art a toujours été celle de Sortir de l’humain, ce que l’on tant de mal à opérer, tellement tout a été anthropisé (les forêts, les cours d’eau les fleuves, les rues, l’espace, etc.), et tellement les humains sont obsédés par l’humain. Et c’est justement ce que réussit à faire Demand, et ce n’est pas le dernier des paradoxes qu’il nous présente : à savoir en en sortir. Bien sûr que ces œuvres, images d’une réalité qui existe bel et bien, nous renvoient à nos existences, mais nous ne pouvons pas y entrer (i.e., dans ces œuvres), nous en sommes simplement et seulement les spectateurs (c’est l’exact contraire du concept d’“absorption”, proposé par Michael Fried). Pour le dire ainsi : On peut “entrer” (s’identifer à) dans une photographie scénographique de Jeff Wall ; mais, dans une photographie de Demand, on ne le peut pas, ce n’est pas possible. Et c’est bien encore ici l’un des pièges que nous tend Demand. Résumons les deux pièges déjà identifiés :
- Au spectateur pressé ne restera que l’image d’un réel et d’une réalité reproduite par l’appareil, en deux dimensions.
- Le spectateur pressé, devenu attentif, se rend compte qu’il s’agit de maquettes, par conséquent, d’une fausse réalité ; il réalise alors qu’il ne peut pas y pénétrer. Il se retrouve comme un poisson en dehors de l’aquarium, mais bien vivant.
À mon avis, l’un des plus mauvais services que l’on puisse rendre à Demand, c’est de renvoyer telle ou telle de ses images à l’Histoire, quand bien même c’est depuis un fait historique qu’il aura produit tel ou tel travail et qu’il l’aura identifié clairement lui-même pour telle ou telle scène ; mais le “commencement”, l’amorce d’un travail ne doit probablement pas être confondu avec l’œuvre, qui n’a plus rien à voir, sinon, à ce moment, Demand n’aurait qu’à exposer les images de tout événement historique, et alors toute la pertinence de son propos serait caduque, ce qui est exactement l’effet produit quand on ne se contente que de subsumer l’exégèse d’une construction photographique de Demand sous un fait historique. Au pire, et c’est souvent le cas dans la littérature, car il est difficile de penser, et cela prend du temps, on le renvoie systématiquement à cette antienne, qui va sous peu devenir un marronnier. Mais Demand mérite mieux que ces réflexes pavloviens. Car, d’ailleurs, tout n’est pas nécessairement ramené systématiquement à l’Histoire, et, quand bien même ce serait le cas, le visiteur n’en sait rien, car le cartel n’en dit mot. Et de toutes manières, Demand est un tel artiste qu’il ne saurait être cloisonné dans de trop strictes catégories.
Ainsi, l’image ci-dessous ne reflète que bien pauvrement l’effet visuel qu’elle dégageait dans la salle du Jeu de Paume. Pour tout dire, me trouvant face à elle, ce fameux 09 mai 2023, j’ai été envahi assez palpablement par un sentiment de sublime. La photographie (au sens cinématographique, et non pas l’“éclairage) de la photographie n’y était pas pour peu. Un effet de stupeur, qui laissait sans mot, à part celui venu, et unique : « sublime ». Il peut paraître bien étonnant, voire incongru, d’éprouver un sentiment de sublime face à une représentation d’une salle de coffre-fort (voir le titre, “vault”) ; soit certainement au sous-sol d’une banque de précieuses toiles rangées et que personne ne voit jamais, ce qui existe bel et bien de par le monde. L’intensité photographique (mise en scène) de la photographie, la perspective surtout, les effets d’échelle, “tout” cela, et d’une manière totalement hétérotopique, a produit ce sentiment. Encore une fois, l’insertion de l’image ne peut pas restituer une telle présence immersive.
Nicolas Giraud, dans Zérodeux, écrit :« Tandis que les “images d’histoire” restaient liées à une pratique de l’archive, les photographies de téléphone portable doivent forcément être considérées comme des photographies “d’auteur” ». Giraud fait l’hypothèse que les “Daily” de Demand, comme le cendrier (plus bas dans cet article), série exécutée dans des formats beaucop plus modestes, évoqueraient l’habitude généralisée de prendre tout et rien avec son smartphone, et Giraud d’en conclure qu’il s’agit donc là de copies de ce que tout le monde fait avec son téléphone. Mais est-ce bien sûr ? Il n’est pas possible, jamais, de prendre pour argent comptant le travail photographique de Demand. En quelque sorte, la réalité ne l’intéresse pas, ce qui l’intéresse, c’est de la reconstruire. Il est évident de le remarquer, car il n’existe pas, dans le monde réel, de tel cendrier, fait d’une sorte de tissu percé de cigarettes évidées façon tube. Encore une fois, à l’instar de Laurent Jenny, Giraud confond “réalité” et “œuvre”, chez Demand, tant aux références historiques, aux faits-divers, qu’aux objets banals et sans intérêt a priori (qui donc photographie un cendrier ?). On pourrait tout à fait dire que Demand s’étonne toujours, comme un enfant, du monde réel et de la réalité (deux choses différentes cependant que contiguës), et qu’il questionne réel/réalité par le biais non pas de la mimêsis, mais par un autre biais, dont la nature, à vrai dire nous échappe, car le travail et l’œuvre de Demand ne sont à nulle-autre pareille ; on ne peut donc pas les rabattre (travail et œuvre) sur les schémas classiques de l’histoire de l’art (d’ailleurs bien souvent grossières et cavalières, surtout depuis l’époque de l’Art Moderne) ni sur ceux de l’histoire de la photographie. Demand promeut des objets hors-catégorie.
Permettez une remarque sur l’exégèse : Toujours expliquer ce qu’il en retourne d’une œuvre d’art ressortit souvent à une sorte d’expertise infuse ; comme la plupart des journalistes, certains critiques d’art ne sont jamais désarçonnés par un fait, un corpus ; tout peut se formaliser en phrases. Eh bien ce n’est pas si sûr, et c’est bien pourquoi la critique d’art est vivante, ainsi que l’histoire dudit, qui sont des matières vivantes. Et, concernant l’œuvre de Demand, je crois bien que nous en resterons encore pendant longtemps à des phrases approximatives, ce qui ne veut pas dire que nous ne pouvons rien écrire ni penser à ce sujet ; plutôt, nous n’avons pas fait le tour de la question, question qui se résumerait donc à la “simple” reproduction de faits historiques et banals en maquettes photographiées. L’une des questions, essentielle, à poser, et Pourquoi Demand se donne-t-il tant de mal (au travail) pour élaborer si minutieusement, et magistralement, ces ensembles maquettés ? Que dit-il, d’abord, par là ? La réponse qui vient en premier semble évidente : Demand est, par formation initiale, un sculpteur. Ces modèles sont donc des sculptures, avant tout. Et nous apprenons comment Demand est “passé” à la photographie dans l’entretien accordé en mars dernier au magazine Apollo. À vrai dire, au début, Demand n’avait beaucoup d’espace à disposition (pas d’atelier), et peu de moyens financiers. Il s’est rabattu sur papier et carton. Une fois la sculpture terminée, il la détruisait et la jetait. Et puis un jour, il s’est dit que c’était dommage de les détruire sans en garder aucun souvenir, et l’idée lui est donc venue des les photographier. Les débuts étant bien médiocres comparé aux sculptures, il a entrepris l’apprentissage de la photographie, et il donne cette indication utile :« “Si vous n’êtes pas un bon photographe, vous devez modifier la sculpture pour qu’elle ait l’air bien sur une photo”, dit-il, et c’est ainsi que la sculpture a commencé à se subordonner à la photographie.» Quand on regarde une photographie d’un paysage, d’un vrai paysage réel, on n’a pas besoin de croire à l’image que l’on voit ; il s’agit là d’un “vrai”, du moins, d’une “vraie” représentation d’un paysage réel. Mais ce ne sont pas ces mêmes événements mentaux qui s’actualisent face à une photographie de Demand. Et c’est bien ici que se situe encore un décalage artefact/réalité, car il y a indéniablement, chez Demand, une volonté, une intentionnalité de “montrer” qu’il y a justement un problème dans la mimêsis, pour le dire ainsi : elle est fausse. Il le dit lui-même dans Apollo :« “Ce qui me plaît, c’est que les gens regardent l’œuvre et se rendent compte de ce qu’elle est”, dit-il. “Si vous accrochiez une photographie d’un objet réel à côté d’une photographie de mon objet du même type, vous verriez à quel point ma représentation de la réalité est maladroite. Je ne supprime pas les erreurs, je fais disparaître un certain nombre de détails : les traces d’utilisation, les écritures, d’autres détails — on a toujours l’impression que quelqu’un a laissé l’objet. Cela ressemble plus à une idée, à une composition utopique de la chose qu’à la chose réelle. C’est une proposition de chose plutôt que la chose réelle”.» Que signifient les expressions de « composition utopique de la chose plutôt que la chose réelle » et, surtout, « proposition de chose » ? En aurions-nous une idée en lisant ce qu’écrit Nicolas Giraud (dans Zéro deux) : « En 2010, Paul Graham relevait, dans une conférence donné au MoMA, que le champ photographique restait scindé entre des photographes-auteurs, reconnus dans le champ de la photographie contemporaine, et des artistes-utilisant-la-photographie, reconnus dans le champ de l’art contemporain. Rares sont les artistes capables ou désireux de franchir cette frontière. Paul Graham tente de la remettre en question à partir du coté photographique. Demand jusqu’à présent confiné du côté de l’art contemporain semble vouloir faire de même depuis l’autre côté de la frontière. Objets conceptuels ET photographiques, les Dailies ne peuvent être appréhendés avec les seuls outils de l’un des deux domaines. Demand se place ainsi sur un territoire où les amateurs d’art doivent se munir d’une culture photographique et les photographes d’une connaissance de l’art contemporain. Transfrontalier, le travail de Demand paraît amorcer un dialogue entre deux territoires, avec une érudition qui n’a d’égale que la modestie ».
On peut trouver étrange de faire parler ce Paul Graham (je ne sais de qui il s’agit) à ce moment, soit celui où il avance cette énormité qu’il y aurait un hiatus entre “photographes-auteurs” et “artistes-utilisant-la-photographie, reconnus dans le champ de l’art contemporain.” Qu’est-ce que cela veut dire ? Les artistes qui ne sont pas des photographes et qui glissent leurs images dans le champ plus vaste de leur discipline produisent bien souvent de bien piètres images. En revanche, pourquoi ne pas reconnaître à des “photographes-auteurs” qu’ils ont, pour beaucoup, pleinement leur place dans l’art contemporain ? Se poserait-on ce genre de question avec l’œuvre d’Aaron Siskind, ou encore de Cindy Sherman ? Vouloir situer l’œuvre de Demand entre choux et chèvre, carpe et lapin, cela revient à se rassurer quant à la taxonomie, quand bien même vague, mais cela démontre in fine que l’on ne sait pas de quoi on parle, que les questions importantes que pose Demand ne sont pas forcément entendues, même celles qui n’émanent pas de sa personne mais de son travail, et donc que le corpus exégétique est loin d’être refermé. Tant mieux !
Léon Mychkine, écrivain, Docteur en philosophie et chercheur indépendant (sous son vrai nom), critique d’art, membre de l’AICA-France
Références : Will Wiles, Photographic Memory – An Interview With Thomas Demand, Apollo. The International Art Magazine, 22 March 2023 ; Laurent Jenny, “Le blanchiment de l’histoire”, En attendant Nadeau, 12 mai 2023, ici ; Nicolas Giraud, “Dailies — Thomas Demand”, Zérodeux,ici ; Michael Fried, Absorption and Theatricality: Painting and Beholder in the Age of Diderot, University of Chicago Press, 1988