« Établir des faits incroyables au moyen de preuves crédibles », Le Procès de Nuremberg.
3 questions à Christian Delage, historien, réalisateur, et directeur de l’Institut d’histoire du temps présent (CNRS).
Que s’est-il passé le 29 novembre 1945 dans le tribunal, qui jugeait les vingt-et-un plus grands criminels de guerre nazis à Nuremberg ?
Christian Delage : Ce jour-là, l’accusation américaine présente un film comme preuve à charge contre les accusés, une première dans l’Histoire. Pour garantir le statut de preuve du film, les images de la découverte des camps de concentration par l’armée américaine ont été tournées par les opérateurs selon un cahier des charges précis établi en 1944. De plus, la salle du tribunal de Nuremberg a été réaménagée : pour la première fois, les juges sont placés de côté, face aux accusés et laissent la position centrale à l’écran afin que le public soit dans l’axe de la projection. Les accusés sont confrontés aux images de leurs forfaits. Cette médiation a été d’un bout à l’autre (filmage, montage, projection) conditionnée par des protocoles visant à garantir la vérité de la procédure engagée, et a créé, pour l’avenir, un précédent historique.
« Nous devons établir des faits incroyables au moyen de preuves crédibles », voilà ce que déclare Robert H. Jackson, le procureur en chef pour les Etats-Unis lors du Procès de Nuremberg, le 7 juin 1945… Comment rendre ces images « crédibles » ?
CD : Les instructions que les photographes et cameramen américains reçoivent sont extrêmement détaillées. Elles précisent, par exemple, qu’ils doivent « effectuer un enregistrement de l’événement au moment où il a lieu sous une forme qui, dans la mesure du possible, lui permette de constituer une preuve acceptable de sa réalité, d’en identifier les participants et d’offrir une méthode de localisation des auteurs de crimes et des témoins ».
Il convient notamment de faire figurer des soldats américains dans le cadre. On filme aussi les réactions des Allemands qu’on fait venir dans les camps afin de les confronter aux cadavres. Aux fiches des cameramen s’ajoutent, dans le cas de l’équipe de Stevens, des récits dont la rédaction est confiée à des écrivains, comme Ivan Moffat. Celui-ci compose ainsi des textes relatant non pas sa propre vision, mais celle saisie par les cameramen. Les instructions précisent également la distance appropriée pour filmer les « atrocités » :
« Chaque cadavre devra faire l’objet de plusieurs images ou, si le nombre en est élevé, d’images de groupe sous différents angles et en plusieurs endroits. »
Il faut également « prendre des images d’aussi près que possible, montrant cependant le corps tout entier ».
D’après le cahier des charges, les images doivent composer un portrait « vrai, précis, fidèle, complet, sans distorsion, [“true, accurate, untouched, unchanged, undistorted”] de la scène. »
Joseph Kessel, envoyé spécial de France Soir à Nuremberg écrit : « Soudain, j’eus le sentiment que la résurrection de l’horreur n’était plus, en cet instant, le fait essentiel […]. Il s’agissait de mettre tout à coup les criminels face à face avec leur forfait immense, de jeter pour ainsi dire les assassins, les bouchers de l’Europe, au milieu des charniers qu’ils avaient organisés, et de surprendre les mouvements auxquels les forcerait ce spectacle, ce choc ». Comment ce glissement entre la preuve document et l’effet qu’elle produit a-t-il été effectué ?
CD : La veille de la projection du film, l’un des membres de l’équipe de John Ford fait une proposition étonnante : installer un néon juste au-dessus du banc de la défense. Cela permettrait de surprendre les réactions des prévenus face aux images de leurs crimes tout en en gardant des traces.
EXPOSITION
Images à charge, la construction de la preuve par l’image
Du 4 juin au 30 août 2015
Le BAL
6, impasse de la Défense
75018 Paris
France
http://www.le-bal.fr
La production de l’exposition est réalisée par le laboratoire Picto.
EVENEMENT
Rencontre avec Eyal Weizman, Les attaques de drones, à la limite du seuil de détectabilité
Le 3 juillet 19h au BAL
Réservation et informations : [email protected]
LIVRE
Images à charge, la construction de la preuve par l’image
co-édité par les Éditions Xavier Barral et Le BAL
Relié, 22 x 28,5 cm
240 pages
280 photographies N&B
45€
http://exb.fr