Harry Gruyaert : Je me sens plus proche des arts plastiques et du cinéma que du journalisme. J’ai vu des films dont l’image m’a davantage appris, que des photos en couleur que je connaissais à l’époque. Par exemple, « Le Désert rouge » d’Antonioni. C’est d’ailleurs dans ce film, qu’il a repeint des rues entières pour essayer de créer une émotion bien précise. Quand je vois le travail de photographes qui font de la mise en scène, je me dis parfois qu’il serait tellement plus simple de repeindre tel mur comme Antonioni, ou de demander à tel personnage de s’habiller autrement. Mais je crois que j’y perdrais ce miracle instantané de l’inattendu qui coupe le souffle, de ce phénomène très physique de la photo qui soudain s’inscrit.
Michelangelo Antonioni : Tous les réalisateurs ont en commun cette habitude de garder un œil ouvert au-dedans de soi et un autre au-dehors. À un moment donné, les deux visions convergent puis, comme deux images qui seraient mises au point, finissent par se superposer. *
Harry Gruyaert : Sur le terrain, il s’agit d’une vraie bagarre avec la réalité, d’une sorte de transe pour enregistrer juste une image, ou peut-être tout manquer. C’est sans doute dans le tiraillement, entre une pseudo-fiction et une prétendue réalité, que je me situe le mieux.
Michelangelo Antonioni : Au fond, il doit y avoir quelque chose derrière la réalité de l’œil nu, quelque chose qui nous rend plus conscients de notre être. **
Harry Gruyaert : Il y a autre chose qui me lie à Antonioni ; j’ai filmé dans les années 60, ma petite dont j’étais très amoureux, et que j’étais en train de perdre. Elle avait un amant. Désespéré, je pensais que la meilleure façon de lui prouver mon amour, c’était de faire un film sur elle et de lui montrer après. En la filmant, j’ai pris mes distances avec elle, j’ai mieux compris ma relation avec elle, ainsi que sa confusion. Je me suis détaché. C’était la période où j’ai vu « L’Avventura » et « La Notte », un grand nombre de fois, et la façon dont Antonioni a filmé Monica Vitti (dont j’étais fou) m’a beaucoup influencé.
Michelangelo Antonioni : L’acuité de mon regard est telle que quand mes yeux finiront de se consommer, c’est l’usure de la pupille qui me fera mourir.***
*(Préface pour Sei Film (1964). Écrits, Michelangelo Antonioni, Éditions Images Modernes, 2003.)
**(Le monde est de l’autre côté de la vitre (1975). Écrits, Michelangelo Antonioni, Éditions Images Modernes, 2003.)
***(Citation de Michelangelo Antonioni extraite du film de Enrica Antonioni, Faire un film pour moi c’est vivre, 1996.)
« Variations sous influence » a été présenté à la Cinémathèque en 2007 dans l’exposition L’Image d’après, le cinéma dans l’imaginaire de la photographie.