Moscou, URSS, 1989
Quelque chose ne va pas. Cette grande pièce, vide comme le fond d’une piscine, est pleine comme un œuf. Et tout ce qu’elle contient dit autre chose que ce qu’elle montre. Les sèche-mains électriques et l’écriteau défense de fumer indiquent un lieu public, mais partout ailleurs les signes d’espace privé se multiplient : armoire à pharmacie, affiche, buffet, napperon, fruits, vases, plantes. Et c’est bien l’étrangeté et le léger malaise de ce qu’on voit : dans ces toilettes publiques le passage pressé se transforme en séjour prolongé et les regards subreptices et embarrassés qui s’y échangent d’ordinaire en contemplation entêtée et immobile.
Au milieu du vaste quadrillage du carrelage, des lignes bleues style aérographe capturent l’œil en le brouillant, comme les écrans de télévision d’autrefois dans les vibrations froides de la neige cathodique. On dirait un piège qui se referme : au centre, parfaitement immobile au milieu des lignes d’eau où l’on perd pied, l’insecte attend de nous prendre à la glu du miroir.
L’inconnu qui nous prend dans ses filets sait ce qu’il faut faire : montrer un dos paisible et rond, mais rester de face sur le qui-vive. Cette façon qu’il a de se dissocier dans son reflet devrait nous mettre en alerte. On ne s’y fait pas à cette loi des miroirs, elle est insurmontable : comment est-il possible que cet homme nous regarde dans les yeux en nous tournant le dos ? C’est peut-être pour dissiper le malaise de ce piège qu’on préfèrerait voir l’impossible arriver : lui encore de dos dans le miroir, comme dans un tableau de Magritte, non pas spéculaire mais fractal, la même scène vide reproduite à l’infini, pour ne pas avoir à être pris dans ce regard qui nous arrête en se dérobant.
C’est qu’il y a sans doute une autre adresse dans ce regard, encore contenue dans le titre : Moscou, URSS, 1989. Cette image est aussi le commentaire de son époque. Pour ceux qui s’en souviennent, l’inconnu qui nous tourne le dos est un assez fidèle sosie de Gorbatchev et son décor fait de d’écran et de miroir flottant dans l’air aquatique une assez bonne image de la Glasnost, mot qui désignait la politique de « Transparence » et d’ouverture du pays en ce temps-là. Le Russe attend, il nous tient dans son viseur, depuis le temps que rien ne bouge ici il a appris la patience. Les yeux légèrement tombants et fatigués, il nous aspire dans son décor, et ce qu’il dit de la transparence nous est renvoyé au visage par la vieille énigme spéculaire digne d’un tableau de Vélasquez : en regardant droit devant nous dans le miroir c’est lui qu’on voit et, croyant le voir, c’est lui seul qui nous regarde. Autant dire que la Transparence promise depuis trente-cinq ans par le sosie et ses clones est un jeu sans fin de miroir. Elle porte même un nom, caché dans le décor, qui dit exactement de quoi nous sommes la proie. Il faut bien regarder car on le voit à peine. Il est écrit en toutes lettres sur une affiche scotchée à l’angle près de l’essuie-mains, celle d’un groupe de pop russe qui faisait fureur à l’époque : Мираж – le Mirage.
-Bertrand Schefer (texte inédit pour l’Œil de la photographie / LE BAL)
Bertrand Schefer a consacré ses premiers travaux à la redécouverte de textes fondateurs de la Renaissance italienne sur la théorie des arts visuels. Ecrivain et réalisateur, il a notamment coréalisé avec Valérie Mréjen les films En ville (2011) et Enfant chéri (2016), et publié aux éditions P.O.L Cérémonie (2012), La Photo au-dessus du lit (2014) et Martin (2016).