Situées à Nanterre dans le quartier Pablo Picasso, ces 18 tours ont été érigées par l’architecte Emile Aillaud entre 1973 et 1981 et comptent plus de 1600 logements. Depuis toujours, elles attirent l’oeil de l’ar- tiste et entraînent son questionnement. Pourquoi ces formes? Que voit-on de là-haut ? Comment vit-on ici ? Il faut entrer pour le savoir. Retrouver la trace de l’individu au sein du grand ensemble. Partir de l’intimité du foyer pour prendre conscience de son environnement.
Fasciné par le geste architectural autant que par l’idéal utopiste qui le sous-tend, Laurent Kronental nous invite ici à vivre le bâtiment de l’intérieur. En poussant les portes des appartements, il nous en ouvre les fenêtres. Elles offrent au visiteur le vertige de l’altitude, l’étendue de l’horizon, l’immensité du ciel. La pupille s’abandonne au spec- tacle sensuel de la ville crépitant sous un ciel embrasé, d’une tour qui émerge dans l’azur velouté du crépuscule, des immeubles qui se découpent nettement au vent frais du levant. Mais la vue n’est pas tout pour ceux qui vivent là. Elle n’est que l’arrière-plan d’une vie quo- tidienne. Il faut cuisiner, dormir, recevoir, se divertir. Les paraboles, les façades, les touffes d’arbres, les lumières, les routes cohabitent avec les meubles, le réfrigérateur, le lit, la décoration, la télévision.
L’intérieur entre en résonnance avec l’extérieur dans un dialogue où s’instaurent de multiples nuances. Harmoniques, quand les formes et les couleurs de l’habitat se marient avec les illuminations cita- dines, temporelles quand le mobilier et la décoration font ressurgir
un passé oublié, insolites lorsque le panorama émerge du hublot en décalage avec le décor. Le photographe ne laisse pas la rétine errer dans l’infini envoûtant du paysage. Il renvoie l’œil à ce qui le rend hu- main : une limite, un cadre ou plutôt un encadrement. Autant de sym- boles d’une constance persévérante, d’une résilience à la modernité.
La promesse d’un ailleurs est toujours présente mais elle se teinte de mélancolie. Car au sommet de ces « tours nuages » conçues pour se fondre dans le ciel, l’homme se cherche des racines. Jadis acteur, visionnaire et enthousiaste, il est devenu spectateur, familier et presque indifférent. Toujours absent des images, il impose néanmoins sa pré- sence obstinée, comme par défense ou par bravade. C’est en tirant chaque jour ses rideaux rouges qu’il crée le spectacle du soleil se mirant dans les tours.
Le prosaïque et le merveilleux se superposent, se mêlent et se confondent au travers de cet œil biface qu’est le hublot. C’est la lu- carne d’un salon volant. C’est le sabord d’une cuisine flottante. C’est le présage d’une croisière, d’un nouveau départ vers le bonheur. Pourtant l’exaltation s’est estompée face aux réalités : le vaisseau-tour resté à quai a vieilli et l’espoir de changement s’est coloré peu à peu de modestie routinière.
Cette série rappelle que la perspective n’est rien sans le point de vue, que la scène n’est que le reflet ou l’ombre de celui qui la contemple, autorisant ainsi toutes les transfigurations, tous les fantasmes. Le re- gard retrouve alors son sens premier et devient l’autre nom de la fenêtre. Les yeux des tours s’ouvrent et voient soudain le paysage bétonné prendre sens. Le rêve futuriste du bâtisseur, confronté à la durée et à l’existence, se prolonge en une ultime illusion : celle de voir réunis sur un même plan le passé, le présent et le futur.