Photographier le Tour de France consiste généralement à produire une vue dynamique des coureurs cyclistes, des motards qui les escortent et du public affairé auprès des caravanes installés aux étapes. C’est aussi partir à la recherche des scoops : portraiturer le visage émacié et ruisselant des grimpeurs, déceler au sein du peloton celui qui a la pancarte, prévoir l’imminence d’un coup de chacal, barioler sa prise de vue du jaune, du blanc, du rouge, du bleu, du cyclamen ou du vert des maillots, traquer le coureur qui en a sous la pédale et qui va flinguer ses compagnons de route ou pire, détecter ceux qui se livrent à la rétro-poussette.
Rien de tout cela dans la série Along the road de Laurent Cipriani toute entière réalisée, pourtant, sur les parcours de la Grande boucle. Il s’intéresse tout particulièrement aux spectateurs de l’évènement annuel, non pas aux supporters qui s’agglutinent aux étapes et aux sommets des cols les plus difficiles, mais aux personnes isolées, habitant près du trajet de la course et qui, pour l’occasion, sortent de chez eux. A de rares exceptions près, ces gens n’ont pas le temps de se rendre compte qu’ils sont photographiés car le protocole de prise de vue est une véritable performance : assis à l’arrière d’une moto qui ne peut ralentir son allure pour des raisons de sécurité, le photographe déclenche son appareil au moment où, en un clin d’oeil, il est attiré par une scène ou une situation insolite.
La série photographique est une galerie de portraits individuels ou de groupes restreints, des personnages de tout âge, mais en majorité âgés, installés dans une attitude d’expectative. Ils ont tous un point commun, celui de s’être distraits de leurs occupations domestiques, de leur travail ou de leurs activités de vacances pour voir passer le Tour. Les photographies de Laurent Cipriani sont très attentives à la façon dont les corps se disposent dans ce double mouvement d’attendre et de vouloir- voir qui s’individualise dans chaque rencontre. Parfois, cette distraction est une épreuve physique : certains vieillards s’arc-boutent sur leurs cannes pour supporter l’attente, une vieille dame s’agrippe à la clôture de son jardin. Beaucoup de ces fans du Tour posent les poings sur les hanches pour stabiliser leur port. Un couple d’amoureux tourne le dos à la route, mais le jeune homme qui tient son aimée par la taille dirige ses yeux ailleurs, en direction de l’arrivée des premiers cyclistes.
L’analyse du regard de ces braves gens est fascinante, soit qu’ils fixent l’horizon, qu’ils sondent l’alentour du lieu où ils se trouvent ou qu’ils épient quelque chose que la photographie ne nous permet pas de voir : un spectacle qui ne durera que quelques secondes et où, finalement il n’y a presque rien à voir. Dans ces observations en un clic, Laurent Cipriani atteint l’excellence, sans doute parce qu’il trouve chez les scrutateurs de l’éphémère la même fascination qui est la sienne dans son parcours de chasseur d’images.
Robert Pujade
Laurent Cipriani