Laureline et Gianni sont amoureux, l’une en Italie, l’autre au Portugal. 2515 kilomètres séparent Rome de Lisbonne par la route. Et pourtant, passionnés qu’ils sont, ils vivent une même vie. Résulte de cela l’utilisation du “nous” pour raconter sous la plume de Gianni les journées vécues et photographiées par Laureline.
Fin janvier elle débarque en Italie, lui au Portugal. L’épidémie semblait alors un lointain mirage, extérieure à Rome et à leur insouciance estudiantine. Puis, en un week-end, la ville s’est retrouvée bouclée. Laureline resta coincée dans son appartement, avec, comme seule liberté de mouvement, le chemin pour aller à son travail. Une situation inconnue, de longues heures au téléphone pour retrouver leur véritable foyer. La photographie fut alors, pour elle, le moyen de reprendre cette liberté volée, en arrachant à l’instant la vie s’effritant sous son objectif. L’écriture est, pour lui, un moyen d’expression privilégié.
Impression sur le chemin du travail
La vie aurait-elle quitté les rivages de l’Italie sans se retourner ? Une ville près de trois fois millénaire s’arrête, s’éteint, un écran noir sur lequel la vie n’est plus douce. En quarantaine, un chemin jusqu’au travail pour seule liberté de mouvement. Nous recherchons la liberté dans les rues discrètes soudain sans bruits, sur les visages des quelques humains qui osent encore arborer leur bouche, leur nez, à l’air « libre ». La panique a marché sur Rome, en ordre de bataille, par le nord, comme le veut l’Histoire. La reddition fut quasiment immédiate, quelle résistance face au syllogisme médical ? Le Rubicon a, encore une fois, été franchi. Rome tangue, Rome vacille, Rome tâtonne dans l’angoisse. Les regards acérés, la distance maintenue, 1 mètre, le désir d’eau savonneuse dans tous les esprits. Un quotidien qui est celui d’une Italie entière, de soixante millions de nos frontaliers.
La photographie pour sonder l’invisible : la gêne, la peur, la suspicion. La photographie pour raconter les bastions de la vie vécue. La photographie pour montrer l’empire de la vie subie. Au travers de ces quelques photos, nous essayerons de retranscrire ce qu’est devenue Rome, d’une ville musée à une ville glacée sous le soleil de Mars. Ces gens sont ceux d’une Rome exsangue, cette histoire est celle d’une disparition, cette vie est celle de places vides, de rideaux métalliques tirés, d’une absence qui a, peu à peu, colonisé cette ville : Rome, ville fermée.
Jour 1 : précaution
Aucun cas de coronavirus à Rome, pourtant les romains sont affectés. Nulle part, il est pourtant partout. Les visages sont couverts d’écharpes, les mains gantées, l’espace et le vide des bus. Les plus vieux sont déjà emmitouflés dans leurs vêtements de protection. Il fait pourtant si beau aujourd’hui.
Jour 2 : Hésitation
Le décret du 9 mars plonge le pays entier en quarantaine. Tous les musées et cinémas sont fermés. Les restos et bars ouverts uniquement jusqu’à 18h. Seuls les supermarchés et les pharmacies ne subissent pas de restriction.
Nous déambulons dans les rues du centre, à la recherche d’un repas. Comme quelques autres indécis, nous avons l’idée de nous rendre Place Navone, pour profiter de cet instant particulier : Rome sans touriste. Ce qui nous attend n’est pas la satisfaction des fontaines admirables, mais l’embarras ambiant. Les vendeurs à la sauvette sont désœuvrés, les rabatteurs de restaurants passifs. Chacun se demande s’il a bien fait d’être là. Inconsciemment peut-être, tout le monde garde ses distances. Cette ville de rencontre, de bars et d’aperitivo, de discussion au café et de bruit incessant d’engins motorisés, cette ville s’est-elle évaporée sous la fièvre des patients du nord ? Ils font tous maintenant de grands cercles pour nous éviter. La distance deviendra la nouvelle politesse.
L’esprit scrute les ruines d’un avenir révolu.
Altière, droite, on ne sait qui de l’obélisque
ou de la femme est le plus inamovible.
Mais le regard ne trompe pas,
Le brouillard obstrue l’horizon,
Et ces yeux interrogent ce qui peut encore l’être.
L’air vicié pousse à la suspicion,
Et si c’était moi ? Et si c’était Lui ?
Sourcils froncés pour chercher une raison à tout cela,
Raison qui ne reviendra pas.
JOUR 3 : PANIQUE MARCHANDE
Derrière les dernières tourelles d’une cité qui se vide, un espace conséquent qui forcera bientôt la sobriété.
Ces cannettes traînardes, cette ivresse finale, c’est l’ultime échappatoire
Il n’y a peut-être que la prose qui permette d’esquisser les traits d’une vie aride de toute distraction, et encore. Ce houblon brille comme le dernier trésor de Rome, il franchira certains palais, fera oublier certains soucis, parfois peut-être trônera-t-il comme le maître ? Nous ne pouvons que conjecturer, mais c’est justement cette habitude de l’hypothèse qui rythme les vies romaines. Les morts sont là et il ne reste presque plus de salade. Le vert de l’espoir s’écoule dans les cadis trop pleins des romains trop pressés. Il ne reste finalement plus grand-chose. La certitude est déjà loin. Et pourtant, sans le savoir, aujourd’hui, Rome est l’unique objet de mon sentiment.
JOUR 4 : GLISSEMENT
Les terrasses sont encore parsemées de ceux qui tentent de boire leur café au travers de leur masque, les rues sont parfois traversées par ceux qui ne changent pas de trottoir à la vue de l’autre, la ville reste, pour l’instant, à ceux qui voient dans leur raison une raison suffisante pour disculper celui qui vient. Il semble qu’il y ait, malgré tout, dans certains regards, dans certains gestes, dans certaines attitudes, une once inébranlable, inexorable, insoluble, d’Amour.
Mais la rumeur prétend que les cafés seront bientôt fermés et chaque seconde marche vers un futur soupçonneux.
JOUR 5 : DISTANCE
Photographie prise depuis le bus 628 nous conduisant au travail
Le mètre de la sécurité,
Le disciple de la peur.
Je suis enfermé chez moi même dans la rue.
Aujourd’hui, ressemble à un mauvais scénario, nous croyions cauchemarder en côtoyant tous ceux qui n’osaient plus se toucher. Le contact, fût-il oculaire, est devenu calvaire pour certains. Cette Italie de la chaleur ne sait plus sourire, ou alors crispé. Ce mètre est infranchissable.
JOUR 6 : DÉSERTION
Dîner sur l’ombre
Nouveau décret : tous les restaurants sont fermés.
Les meubles immobiles attendent alors ceux qui ne viendront plus,
La lumière se retire lentement, l’obscurité occupera bientôt le vide.
Quadrillée
Même elle, semble prisonnière de la situation
On imagine le silence nostalgique du bruit, on suppose les couverts s’entrechoquant, les paroles plus ou moins fortes, les verres de vin tintant au rythme des « salute », les éructations parcimonieuses. Et tout cet avant, ce passé encore présent quelque part. Ce tableau qui constituait ce qui paraissait éternel. Ne reste que la nuit et une plante. Seule source de couleur dans cette cavité aseptisée de toute vie. Matera regarde d’un œil hagard cette farce, elle a connu, la première, le drame des caves obscures et de la maladie, ça. Si le christ s’est arrêté à Eboli, il n’a pas non plus connu cet enfer moderne où l’homme ne sait plus ce que c’est qu’être deux ou plus. Rome la gourmande reste cloîtrée, l’ascèse subie demeure presque outrageante, l’Italie est unie dans l’attente.
JOUR 7 : LE SALUT
Peur et tremblements
Les mains sales
La ville éternelle porte aujourd’hui les oripeaux du doute
Les prières esseulées cherchent le dieu unique
Messes annulées, brebis égarées
Il ne reste plus que le seul prophète Hippocrate
Faites l’aumône aux contaminés crient les hypocrites
Les hommes du salut ont troqué leur soutane pour des blouses blanches
Le latin reste leur langue savante
Les yeux émerveillés appellent la grâce
Ils reçoivent un gel visqueux pour corps et de l’eau pure pour sang
Bénis soient ceux qui croient en la rédemption
Baissons la tête, découvrons-nous, face à la croix rouge ou verte
Bénis soient l’ordre des Camilliens et notre sauveur Saint-Camille de Lellis
BIO :
Laureline Bobin a 23 ans, elle est étudiante en coopération internationale à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye. Passionnée par l’univers japonais, elle fait son année d’échange universitaire à Tokyo où elle découvre la photographie. Elle s’est installé à Rome pour réaliser son stage de fin d’étude.
Gianni De Georgi à 22 ans, il est étudiant en droit pénal à Sciences Po Saint-Germain-en-Laye.