Qu’est-ce qu’archéologues en herbe nous cherchions avec tant de passion dans le sable ? Quels chimères ? Quels vestiges déjà d’une mémoire balbutiante, quels souvenirs frais ? Quels objets qui nous auraient miraculeusement délivré quel secret ? Mains, pelles, bouts de bois s’enfouissent dans la matière minérale, plongent dans le passé, creusent l’espoir d’une révélation en même temps, et dans le même mouvement, qu’ils créent des châteaux de sable, des figures imaginaires, des œuvres éphémères… Comme si, archéologues d’un monde ancien, nous allions épousseter une architecture immémoriale afin de nous donner les plans de l’avenir.
Vue du ciel, cette parcelle de sable ressemble à une image photographique : un cadre, une surface, un grain. Mais, traditionnellement, on la considère comme surface accueillant seulement le dépôt, l’empreinte du réel. Le trou n’y est pas un passage (tout au plus, exceptionnellement, un punctum selon Roland Barthes) mais un creux, un négatif, un moulage du monde physique. L’étendue de sable comme miroir.
Laure Samama envisage ce(s) trou(s) non plus comme un (des) creux mais comme un passage, une trouée, une percée… Le terrier d’Alice et la traversée du miroir. Un passage qui à la fois regarde vers le passé et vers le désir à venir.
En amont, forcément, la photographe ne peut d’abord découvrir qu’une opacité : l’endroit d’où nous regardons est un point aveugle. Nous ne savons pas d’où nous regardons et les hypothèses les plus sérieuses ou les plus folles peuvent bien s’ébaucher (nous regardons depuis certaines structures héritées par socialisation selon la sociologie et l’anthropologie, depuis une scène primitive et des fantasmes originaires selon la psychanalyse, depuis le regard d’autrui selon l’Existentialisme, depuis d’autres images ou icônes selon une certaine histoire de l’art, etc.), le mystère demeure. Un rideau reste baissé. L’origine, la naissance du regard demeure aussi énigmatique que celle de la parole et de la conscience pour Samuel Beckett dans Compagnie : « A quelqu’un sur le dos dans le noir une voix égrène un passé. Question aussi par moments d’un présent et plus rarement d’un avenir. Comme par exemple, Tu finiras tel que tu es. Et dans un autre noir ou dans le même un autre. Imaginant le tout pour se tenir compagnie. Vite motus. »
C’est en trouant alors l’image, voire la réalité, en suivant quelques sensations et associations d’idées, quelques traces de beauté, qu’alors, paradoxalement, un coin de voile pourra être levé. C’est peut-être dans la trouée de l’image que l’origine, l’ « archè », viendra finalement et contre toute attente s’inscrire en négatif. Dans le cheminement même du désir « d’imager », son ressort et son origine s’inscriraient ainsi en lettres de lumière inversées. Il faut du manifeste pour que le latent se donne à « voir ». Il faut créer des images pour que leur origine s’y projette en pointillés. L’ombre portée est alors tout aussi bien une ombre porteuse, un fondement.
Méfions-nous cependant de la recherche unique et obstinée des origines, de l’enlisement menaçant parmi les ombres du passé, fussent-elles porteuses. Et soulignons dans le travail de Laure Samama l’importance du cheminement, de la dérive du désir qui, d’image en image, trace ses agencements nouveaux, « troue » de nouvelles voies et passages, des relations. Si la photographie a, par le passé, trop insisté sur son « objet » (la réalité en négatif, le temps embaumé, le « ça a été », etc.), l’écueil inverse serait de trop insister sur le sujet photographiant, ses ressorts et sa psyché enfouie.
Retournons à notre métaphore de l’enfant qui, à la fois, creuse et bâtit, cherche, joue, crée. La photographie pourrait répondre à la définition de l’objet transitionnel de D.W. Winnicott : cet objet trouvé-créé qui à la fois relève du Moi et du Non Moi, qui dans le même temps unifie et différencie le sujet et l’objet, le « je » et le « réel ». Ni narcissique, ni mélancolique, la photographie serait alors un état artistique limite, sous tension, un trait d’union créatif entre un espace (intérieur) et un autre espace (extérieur), un temps et un autre, liant le présent des sensations au passé pour éclairer, délivrer, faire éclore, tracer l’ouvert et les déchirures de l’image et du désir…
Jean-Emmanuel Denave, Lyon juin 2014