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L’attentive gravité de Stephen Shames

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Le photographe américain, qui a immortalité la lutte pour les droits des Noirs américains, fait l’objet d’une rétrospective à la Maison de la Photographie Robert Doisneau, à Gentilly, près de Paris.

L’effondrement du rêve, tel pourrait être la nature de ce voyage américain. Depuis la fin des années 1960, Stephen Shames a fait, de l’exclusion des minorités son terrain d’observation et d’expérimentation, photographique et politique. Dans ce pays, à jamais messianique, au nationalisme exacerbé, à la volonté de puissance toujours renouvelée, chaque image prouve l’impossibilité du continent à faire la paix avec lui-même. Le constat photographique est là, sec. Le temps du New Deal et du New Fair, le temps des illusions, se termine dans la confusion. Il paraît loin le compagnonnage des photographes de la FSA et de la Photo-League avec les humbles. Stephen Shames n’a jamais renoncé. Il fait partie de ces photographes qui nous font voir les conséquences de la peste maccarthyste, du racisme quotidien, de la pauvreté, bref de la guerre de classes toujours violente. Il passe au crible cette matière sans cesse renouvelée que sont l’injustice et le rejet de l’autre. La souffrance y est peinte crument. Dans ces images, on s’y pique, la faim creuse les estomacs, et l’on y dort peu, où l’on peut. La mort et la violence sont omniprésentes. Mais la lucidité du photographe lui interdit un regard compatissant. Les douleurs, les ruptures brutales, la désagrégation des liens les plus courants, ce pourrissement de tout ce qui était pur et frais fait du mythe américain un propos sombre et tragique. Face à cela, il ne peut opposer, muni d’un appareil photographique, qu’un lyrisme fraternel et des moments d’estime et de respect. Aujourd’hui encore, sans renoncer, malgré l’accumulation des mauvaises nouvelles, il nous offre une photographie exempte de parures et de ratures : les fractures bien réelles d’un pays à jamais incompréhensible.

L’Amérique, sous la protection de Dieu, détournée des destinées obsolètes des vieux pays européens, assurée, découvre dans les années 1960 le revers de l’abondance. La prospérité n’a pas profité à tous. Les laissés-pour-compte sont nombreux. Derrière la façade du « rêve américain » Stephen Shames, en observateur participant, enregistre tel un oscillographe tous les mouvements tectoniques d’une société ébranlée. Il en dresse l’inventaire avec patience et persévérance : sept années à suivre les Black Panthers, vingt années à accompagner les convulsions, la violence quotidienne du Bronx et à Brooklyn. Depuis les premières images de l’été 1967, il consigne les traces, même les plus infimes, de la résistance du peuple à toutes formes d’oppression.

Des communautés réelles surgissent d’un passé récent. Rêve trahie, innocence perdue du dernier paradis, la photographie des années 1970 ne peut séparer la réalité de la manière dont on l’impose. Dans une forme retenue, éloignant l’étouffant souffle épique, Stephen Shames s’inscrit dans le meilleur de la tradition de la photographie documentaire. Le réel vrai est en permanence confisqué et masqué par la censure, le spectaculaire ou une conception spirituelle du médium. Face à cela, le jeune étudiant de Berkeley n’entrevoit d’autre alternative qu’une certaine pratique de la photographe. Il sera impitoyable avec le mensonge, et bienveillant pour les simples et les victimes. Peut-être trouvera-t-on que ces images procèdent de la tradition réformatrice de la photographie américaine, initiée par Jacob Riis et poursuivie par Lewis Hine. Mais Stephen Shames, dans la seule vraie tradition revendiquée, la Photo League, méprise le pittoresque et la morale. C’est en militant que la photographie s’impose. Jacob Riis se voulait un témoin privilégié et livrait une étude (1890. How the Other Half Lives). Lewis Hine œuvrait en sociologue et en enseignant. Stephen Shames nous livre le carnet d’un compagnon de route. C’est ce même combat que menait avant lui Sid Grossman : un combat plus frontal et plus ouvert. A Lewis Hine qui ne consent que deux portraits d’Afro-Américains, Sid Grossman, Frances Benjamin Johnston, les photographes afro-américains (James Van Der Zee, Marvin et Morgan Smith ou Gordon Parks) offrent une représentation élargie et non conventionnelle du Ghetto noir. Ils s’élèvent contre les stéréotypes misérabilistes et « folkloriques » de la culture afro-américaine bornant les protagonistes à de simples sujets et non en acteurs participants de la photographie. Le travail de Steven Shames appartient à cette veine d’images : son sang !

La photographie ne peut se contenter de dénoncer. Elle commande l’engagement politique et social contre le modèle illustratif, même joliment narré. Un cliché doit répondre aux balles des agents de J. Edgar Hoover ! Dans les années 1960, la situation politique et sociale des Etats-Unis est accablante. A la mort de John. F. Kennedy, un adulte noir sur cinq est chômeur. L’état sanitaire se résume par une seule donnée : un enfant du ghetto noir a deux fois plus de chance de mourir avant l’âge de douze mois qu’un enfant blanc. Des années 1930 aux années 1960, les quartiers noirs conservent le même aspect. En 1966, étudiant à l’Université de Californie à Berkeley, Stephen Shames, à l’instar de toute une génération, s’enrôle dans le mouvement d’opposition à l’intervention américaine au Vietnam. Ayant fait l’acquisition de son premier appareil en août 1967, et se sentant plus activiste que militant, il décide de faire de la photographie une forme d’engagement politique et du combat des Black Panthers sa première bataille.

C’est sans doute la relation amicale entretenue par le photographe avec Bobby Seale qui est à l’origine d’un travail unique par sa liberté de ton et son unicité. Bobby Seale, en dirigeant clairvoyant, affirme dès l’origine vouloir « vivre sur cette terre en accord avec les autres peuples. Nous ne combattons pas le racisme par le racisme. Nous combattons le racisme par la solidarité. Nous ne combattons pas le capitalisme exploiteur par le capitalisme noir. Nous combattons le capitalisme par le socialisme ». Le fondateur du mouvement des Black Panthers introduit Stephen Shames auprès des principaux dirigeants. Dès lors, le photographe sera aux côtés de Kathleen et Eldridge Cleaver, de June et David Hilliard et d’Huey Newton. Une proximité qui lui procure non seulement un laissez-passer permanent à tous les niveaux de l’organisation mais lui donne aussi les clefs de compréhension du mouvement. Sept années de contribution à un combat, à relater les faits et gestes des principaux acteurs de l’avant-garde révolutionnaire américaine. Un monde s’ouvre. Le photographe côtoie au plus près la réalité de la minorité afro-américaine, ses conditions de vie exécrables et le racisme quotidien, soutenu par un système institutionnel discriminant. Dans l’histoire des Etats-Unis, il y a toujours un autre inassimilable, voué à la destruction, l’indien, ou, le plus souvent, à la ségrégation, le noir. Fort de ce constat, Stephen Shames va faire siennes les revendications des Black Panthers explicitées dans The Ten Point Platform and Program. What we want, what we believe énonce le droit du peuple noir à l’autodétermination et à l’autodéfense. Dans la préface de Power to the people, The world of the Black Panthers, ouvrage co-écrit avec Bobby Seale (2016), cinquante ans après les premières images, Stephen Shames réaffirme la justesse de son engagement : « Ce livre raconte l’histoire, en images et en paroles, des hommes et des femmes héroïques du Black Panther Party qui ont tenté d’apporter un rêve de liberté et de justice, justice politique et économique, non seulement aux Afro-Américains, mais à tous les Américains. En fait, à tous les peuples pauvres et opprimés du monde. »

Dans cette guerre de mouvement, les représentations sont un des théâtres d’opération de l’engagement politique. Le système américain dispose d’un arsenal idéologique puissant. L’une de ses forces essentielles est l’universalisme, c’est-à-dire sa supposée qualité de traiter chaque homme de manière identique. Le cinéma, la publicité et la photographie n’ont eu de cesse de véhiculer le « rêve américain ». En réaction, sur le terrain des images, la bataille politique invite à la justesse et à la précision. Le commentaire écrit, pour Stephen Shames, s’avère dès lors essentiel. Au plus près des images, la légende assure la véracité et, bien souvent, un texte personnel, fécond, s’éloigne de la description pour prendre les accents de la profession de foi, justifiant une relation étroite entre le photographe et son sujet : « Mes photographies traitent d‘aspirations et de la vision ». En digne héritier de la Photo League, il peut reprendre à son compte les mots de Walter Rosenblum : « Nous ressentons profondément les gens que nous photographions, parce que notre sujet est notre propre chair et notre propre sang. Les enfants sont nos propres images quand nous étions jeunes ».

Si la sobriété ne s’oppose pas à un certain lyrisme, les photographies de Stephen Shames ne peuvent être considérées comme une diatribe simpliste. Elles montrent, en revanche, un pays aux antipodes de « l’idéal des pionniers ». Cette nation qui aime se présenter comme une terre vierge de toute inégalité offre une multiplicité de récits de vie semblables, d’une banalité consternante par la redite des mêmes maux. Le ressort dramatique de ces mises en scène de l’Amérique revendique des principes simples, un contraste assuré, des cadrages serrés, des compositions graphiques et, surtout, l’évidence des gestes au quotidien. Ici, on n’a nul besoin de recourir au pathos. Stephen Shames répugne à mettre en scène. Il cherche uniquement par les propriétés brutes des situations à célébrer la beauté des Afro-Américains, à exalter la dignité des autres communautés exclues du partage. Power to the People, Bronx boys, Outside the dream mettent en avant des hommes en mouvement. Ce que l’on voit n’est rien d’autre que des hommes agissant. Ils sont une pensée en acte, défilant dans les rues pour les uns, défendant leur territoire pour les autres, en quête d’une autre réalité que la simple survie.

La photographie documentaire pêche très souvent par son ambition naïve à vouloir démontrer coûte que coûte la vérité définitive. Le puritanisme est passé par là qui ne conçoit le reportage que sous la forme d’une leçon de morale. Hors, ici, le déroulé des événements, à tout dire la dramaturgie, sans nulle retouche, sans besoin d’un recadrage esthétisant, fait avant tout des séries de Stephen Shames un objet narratif limpide. Chacune de ses images, d’une plastique claire et intelligible, est à lire comme l’expression de l’histoire se faisant. A cet égard, les séries simples, humbles et intenses, amplifient l’effet de réel des combats et des injustices pour les élever à un degré de réceptivité qui nous les font considérer avec empathie. Chaque série est un récit articulé de fragments de vie, avec ses articulations dramatiques et son contingent de moments brusques et saisissants. Sans aucun doute, toutes ces femmes, tous ces hommes, ces enfants, sont broyés par le poids du destin, trop démunis, trop chargés d’une hérédité sociale et raciale déterminée. Quand bien même tout semble écrit, quand les personnages apparaissent vulnérables, se défendant comme ils le peuvent contre la brutalité du monde extérieur, une image ressort de cette fatalité. Rien n’est définitif et les épreuves peuvent se surmonter. Cette résistance à la servitude, est particulièrement visible dans la série sur les Black Panthers. Ceux-ci semblent tous disposer d’une aptitude à la liberté. Les violents effets de noir et blanc s’accordent parfaitement avec l’idée de libération. Le combat politique, la condition sociale, tels qu’ils sont décrits par Stephan Shames, sont imprégnés d’une tendresse particulière, d’un amour fervent des êtres qui font de l’œuvre, non pas quelque chose de fermé, mais un objet d’attention et d’empathie, au-delà de l’actualité et des perceptions éphémères.

La force de ce travail, sa valeur pédagogique et émotionnelle, tient sans doute à l’association de deux qualités : le sens acéré de l’histoire, d’une histoire ancrée dans le quotidien, et une sorte d’attachement fraternel. Cette célébration visuelle du travail politique, contribue à « exalter» non seulement un idéal révolutionnaire, mais à louer une pratique. Le peuple noir salue l’action quotidienne des Black Panthers, il est reconnaissant au mouvement pour son action continue auprès des plus pauvres (Free food program, Free breakfast, Health care).

A revoir ces images, on est frappé par la sérénité des acteurs historiques du mouvement, par leur dignité et leur simplicité. L’engagement les a délivrés de la soumission. Ainsi, l’éphéméride photographique prend une valeur rédemptrice pour tous les acteurs. Bien plus que le réalisme cru, ce qui s’impose dans l’œuvre c’est la dimension de fatalité toujours contrariée par le désir de vivre. Comme chez Walker Evans ou Sid Grossman, c’est dans la mesure où la réalité nous est livrée dépouillée, hachée, à tout dire féroce, que nous découvrons le déroulé d’une action dramatique complexe. Rien de moins fermé que ce mode d’exploration du réel, mouvant et écrit, pressenti, tragique mais toujours ouvert. Monde violent, monde lourd et inhumain pour les enfants, ce monde, un des cercles des enfers, a cependant plusieurs issues : la fuite, le saut dans le vide ou la lutte.

Elargir la conscience sociale, cela peut prêter à sourire. Maintenir contre vents et marées, l’usage d’une photographie utile, cela n’est peut-être plus la priorité des photographes. Ne pas s’arrêter à de simples émois artistiques et vouloir s’adresser à tous, en particulier aux plus démunis. Cela est sans conteste désormais hors de propos dans l’univers des musées, des institutions culturelles et dans les magazines. Stephen Shames se moque d’une esthétique dépolitisée. De Power to the PeopleOutside the Dream, Bronx Boys, se dégage une vie ardente, parfois embrasée, qui est celle de l’Amérique contemporaine. On y trouve la passion des gens, le goût de ce qui rapproche et l’esprit de révolte qui ne l’a jamais abandonné. Avec quelle force, le photographe s’est confondu avec ses sujets. Les trois séries rayonnent d’une beauté qui s’enfonce profondément dans la mémoire des spectateurs, noblesse des Black Panthers, densité dramatique des enfants pauvres, adolescents en prison, etc.

Grâce au généreux entêtement de certains photographes, dont Stephen Shames, il est encore loisible de penser que la photographie peut nous faire accéder à ce sentiment rare, l’attentive gravité.

 

François Cheval

François Cheval est l’un des plus éminents commissaires d’expositions photographiques français depuis plus de 30 ans.

 

Stephen Shames, Une rétrospective
Du 11 octobre 2017 au 14 janvier 2018
Maison de la Photographie Robert Doisneau
1, rue de la Division du Général Leclerc
94250 Gentilly
France

http://www.maisondoisneau.agglo-valdebievre.fr/

 

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