En 2000, j’ai accompagné Michael von Graffenried à l’ouverture de son exposition à la Bibliothèque nationale d’Alger. Pour le photographe suisse, la présentation de son travail de reportage avait l’allure d’une rédemption. Jusqu’alors, il n’était pas à l’aise avec des photographies qu’il estimait avoir « volées » pendant près de dix ans au peuple algérien. Entre 1991 et 2000, Michael von Graffenried avait été l’un des très rares photographes occidentaux à documenter la guerre civile qui plongeait le pays dans la violence.
Toute photo documentaire, viseur à l’œil et brassard presse au bras, était proscrite. Le Bernois avait trouvé une parade en se mêlant aux manifestations et au quotidien des Algériens en tenant son appareil sur le ventre, déclenchant au jugé. En particulier son boîtier Widelux panoramique: l’optique pivotante ouvrait l’horizon à 140°. Michael von Graffenried a vite maîtrisé cet appareil exigeant, en tirant parti avec dextérité de ses possibilités visuelles et narratives. Ses photographies en noir et blanc mettait l’espace sous tension. Elle ont été publiées et exposées dans le monde entier, précieux témoignages d’une décennie de plomb. Dix années couvertes au prix de multiples séjours à haut risque et d’images prises sous le manteau, littéralement.
En 2000, Michael von Graffenried était soulagé de pouvoir restituer son travail aux Algériens. Je me souviens de réactions contrastées à la Bibliothèque nationale, des visiteurs reprochant au photographe de les replonger dans un enfer qu’ils commençaient à peine à quitter. D’autres insistaient sur son statut de photographe étranger, libre d’aller et venir en Algérie, souvent pris en charge par le pouvoir en place, alors qu’eux-mêmes ne pouvaient obtenir de visa pour quitter le pays.
Mais la plupart des visiteurs remerciaient le photographe d’avoir osé dévoiler ce que les partis de tous bords, longtemps, ont voulu cacher. Le constat était là, imparable : en ce mois de janvier 2000 à la Bibliothèque nationale, l’Algérie osait montrer sa sale guerre.
Vingt ans plus tard, Michael von Graffenried expose ses tirages d’époque dans la galerie parisienne de sa femme, Esther Woerdehoff. Il aurait pu en rester là, à ce morceau d’histoire autant que de bravoure, et lester son propos des multiples reconnaissances acquises en quarante ans de photographie documentaire (prix Erich Salomon en Allemagne, insigne de Chevalier de l’ordre de l’Art et des Lettres en France, entre autres). Ce serait mal connaître le grand gaillard de 62 ans, toujours en mouvement, surtout là où l’on attend le moins.
Michael von Graffenried a d’abord voulu, dans la galerie de la rue Falguière, montrer pour la première fois ses diapositives couleur prises à l’époque en Algérie. Tirées sur papier, les images préservent leur force de frappe visuelle, rehaussées par la lumière algérienne. La couleur les ramène vers notre époque actuelle, comme si elles avaient été prises aujourd’hui, alors que le noir et blanc a pour effet d’élargir la durée. C’est ainsi : le polychrome temporalise alors que le monochrome intemporalise.
Ce qui tombe bien : Michael von Graffenried a invité un jeune photographe algérien à exposer ses images à côté des siennes. Né en 1987, membre de Collective 220, Youcef Krache saisit en noir et blanc les manifestations qui, dès février 2019, ont suivi la candidature de Bouteflika à l’élection présidentielle. Un mouvement protestaire immense, pacifique, si éloigné des rassemblements de 1991-2000, mais qui, sous l’œil acéré de Youcef Krache, s’entrelace aux témoignages de Michael von Graffenried.
Deux moments d’histoire réduit à un seul élan : celui d’un peuple qui signifie son espoir d’une vie meilleure.
Luc Debraine
Luc Debraine est le directeur du Musée suisse de l’appareil photographique à Vevey, en Suisse.
Algérie – 91/19
Michael von Graffenried et Youcef Krache
Du 5 juin au 27 juillet 2019
Galerie Esther Woerdehoff
36 rue Falguière
75015 Paris