Chronique Mensuelle de Thierry Maindrault
Il y a plus d’un demi-siècle, un très célèbre hebdomadaire français a fait sa réputation sur une profession de foi imaginée par l’inoubliable Roger Thérond. Cette devise est entrée dans les lieux communs : « le poids des mots, le choc des photos ». Dans le contexte de cette époque, cet équilibre entre les mots de la connaissance, de la réflexion et de l’imagination était particulièrement bien équilibré par l’impact d’images descriptives, immersives et pleines d’émotion. Il faut rappeler, pour tous ceux qui ne les ont pas connus, que dans ces temps, pas si lointains, la qualité était primordiale. Les plumes journalistiques s’enorgueillissaient d’être à la hauteur de la tradition littéraire internationale qui prévalait. Bien entendu, les photographes conviés par la revue n’avaient de cesse de faire valoir, avec leurs clichés, leur talent souvent inimitable, même encore de nos jours. Chaque article publié relevait d’un dosage aussi novateur que subtil entre ces deux volets de création.
Comment ce succès a-t-il pu péricliter dans l’évolution de la communication ? Sans aucun doute pour une raison aussi majeure qu’incontournable qui est l’affaiblissement intellectuel de la plus grande masse des lecteurs de cette revue. Chacun sait que toute proposition, en particulier dans la communication, disparaît avec le désintérêt de ses destinataires. Ainsi l’information et la sollicitation à la réflexion se sont vues délaissées pour les hachis soporifiques prédigérés. Il en est de même pour l’image qui s’est rapidement dissoute dans ses propres cuvettes de développement, au changement de millénaire, pour devenir les éphémères fichiers numériques de tous les génies de la « street view » ou des introspections psychosexuelles. Nous sommes tous, à la fois, de médiocres capteurs virtuels et des buvards médusés par cette époque « formidable » !
Ernest Hemingway ou Françoise Giroud, Dorothea Lange ou Robert Capa sont relégués aux tréfonds des antiquités numérisables. Tout cela pour vous confirmer que cette période où les mots et les images avançaient, de concert, la main dans la main, pour entretenir la culture « des têtes bien faites », me semble parfaitement révolu.
Les belles et bonnes images se font de plus en plus rares ; malgré la profusion presque infinie d’auteurs et leur production quasiment interminable. Chacun se persuade d’avoir commis des œuvres incontournables. Alors, la pression pour exposer ou pour éditer devient tellement forte que le nombre des opportunistes de la facture se démultiplie à grande vitesse. Les auto-expositions et les autoéditions fleurissent à merveille. Tristement, le terme merveille ne s’applique pas à toutes ces œuvres anorexiques qui se trouvent malmenées et torturées dans lesdites autosatisfactions de l’ego suprême. Au passage, les « sponso-expositions » et les « sponso-éditions » font partie du même envahissement.
L’indigence de la quasi-totalité de nombres de ces réalisations, in situ ou livresques, renvoie le lecteur de l’image vers la noyade par incompréhension. Pas de panique, les bouées de secours attendent à proximité. Elles s’appellent toutes : bla bla bla. C’est quand même plus pratique de toutes porter le même nom lorsque l’on est issue du fameux clonage : copier-coller.
Il ne s’agit pas du petit poème qui se juxtapose en contrepoint d’une belle image diaphane. Pas plus un texte charpenté et virulent posé en point d’orgue d’un cliché décadent et angoissant. Encore moins un hymne sur la puissance juxtaposé à la vigueur d’un regard définitivement figé.
Que nenni ! même le surréalisme a jeté l’éponge ! Des textes aussi volumineux qu’insipides, voire totalement abscons, s’installent sur les plus hautes marches des expositions, s’invitent à chaque page de ce qui ressemble à un catalogue, s’ânonnent dans la bouche de médiateurs devenus incontournables.
Tout est bon pour masquer, enrober toutes ces réalisations photographiques qui par définitions devraient se suffire par elles-mêmes. Les questionnements, parfois forts légitimes, ne seront que l’objet d’une seconde étape suscitée par le lecteur. Si je vous raconte l’histoire, l’origine et le comment, j’assassine la magie du dialogue entre une œuvre et ses découvreurs.
Les motifs de discours émollients, sans intérêt et souvent de piètre qualité, sont particulièrement nombreux. Un rapide tour d’horizon démontre la quantité de centres de désintérêts qui sont sollicités pour la découverte d’une œuvre photographique.
La biographie de l’auteur, pure satisfaction d’ego, commence par dissimuler les parties inavouables d’un parcours, puis par encadrer le maigre solde par un nombre angélique de distinctions (le plus souvent sans aucune valeur), par une liste imposante d’expositions et par l’annonce de quelques livres personnels.
L’inspiration des choix créatifs de l’auteur, l’indispensable pourquoi à l’origine de si géniales images (du fameux chat perdu de la voisine à l’autoportrait nu non assumé par d’épouvantables flous sans intérêt).
La fabrication très détaillée, lorsqu’elle n’est pas minutée, des images ; parfois, le laïus trop maigre est renforcé par un long et insoutenable vidéogramme qui, lui, n’a rien de créatif.
Toutes ces explications, encore insuffisantes, sont relayées par les propos sur le sujet qui apparaît sur l’image avec sa propre histoire qui n’est pas banale, c’est bien évident.
Le comble revient maintenant au pseudo-mécène qui s’invite dans l’histoire pour démontrer son rôle indispensable à la réalisation et à la transformation d’une série de photographies en un pur chef-d’œuvre de l’Art contemporain, éventuellement encore plus si affinité.
Cette mode de l’explication – à tout prix – vient d’arriver depuis peu dans les Jurys, dont les membres se voient subir de très longues explications et forces consignes avant de découvrir la première des images (souvent déjà toutes présélectionnées). S’il n’y a pas de récompense et qu’il s’agit une simple sélection, le mode d’emploi est identique. La grande majorité des entretiens et autres articles de presse sont plus assoiffés de détails croustillants sur la vie privée de l’auteur que sur la valeur multidimensionnelle de ses créations. Il est vrai que très fréquemment, le projecteur médiatique s’intéresse beaucoup plus à un présentateur de télévision, un architecte, un romancier, un comédien (rarement à un ouvrier manuel dont certains conçoivent pourtant d’excellentes photographies), en mal d’un passetemps génial. Si ces apprentis photographes (tous ne sont pas mauvais) ont eu le bon goût de photographier leur petite fille dans une piscine ou de ramener quatre photographies d’une ruelle à l’autre bout du Monde : ils sont géniaux. Tous ces bla, bla, bla évoqués n’étaient pas inutiles puisque les portes des grands lieux d’expositions publiques ou d’éditeurs institutionnels s’ouvrent à eux.
Comme vient de me le confier un de nos grands photographes contemporains : « l’ancien petit séjour obligatoire en laboratoire (chambre noire) pour prétendre essayer de faire des photographies avait du bon ! »
Quelque soit l’image, elle doit s’exprimer seule par elle-même aujourd’hui et demain ; sinon, cherchez l’erreur. Ensuite l’historique, l’étude de tous les contextes, l’analyse de la fabrication, c’est une autre Histoire qui n’a rien à voir avec la création, la réalisation et la présentation d’une photographie.
Thierry Maindrault
10 février 2023
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