« Vous avez dit photo de mode ? » Irving Penn, Richard Avedon, Helmut Newton, Guy Bourdin…Ces noms, aujourd’hui célèbres, sont ceux de photographes qui ont inventé un langage propre à l’image de mode. Mais qu’est-ce qui rend une photo belle, différente, unique ? Pourquoi un cliché reste t-il gravé dans les mémoires ?
Vous me demandez ce qu’est une belle photo de mode. Une belle photo de mode est une photo qui ne se démode pas et qui, par la suite, devient la gardienne de l’ image de l’ époque à laquelle elle a été prise. De telles photos sont rares, très rares. La plus célèbre photo de mode pure, c’est Dovima et les éléphants, de Richard Avedon, prise au Cirque d’ hiver en 1955 -(disent les livres, moi je pense que c’ était en 1956). L’ autre photographe, et c’ est par ses photos que j’ ai découvert la mode avec un grand « M » (comme on parle de l’ art avec un grand « A »), est Irving Penn. Quand j’ avais 12 ans, ma mère m’ a rapporté d’ un voyage à New York (une vraie expédition à la fin des années 1940) un numéro du Vogue US où il y avait la série mythique de photos faites par lui de la haute couture parisienne, avec sa femme Lisa Fonssagrives, qui à l’époque avait dépassé les 40 ans. La jeunesse n’était pas la préoccupation principale de ces années lointaines. L’élégance était son souci majeur, et monsieur Penn savait dépasser cette notion vite bourgeoise de façon magistrale.
Il y a quelques années, quand j’ai eu l’immense joie, l’honneur et le privilège d’être photographié par lui (juste pour lui, sur sa demande), nous avons évoqué cette série de mode miraculeuse. Chaque image de cette histoire est gravée à tout jamais dans ma mémoire. Je connaissais monsieur Penn (on l’appelait uniquement ainsi, même Anna Wintour, qui a beaucoup travaillé avec lui, et sa styliste préférée, Phyllis Posnick, la seule qu’il admettait dans son studio, la fidèle Phyllis), Anna m’avait demandé d’organiser des dîners pour lui, quand il venait encore à Paris, dans les années 1990. Il m’avait photographié à New York, dans les années 1980, un portrait si différent de mes portraits de mon ami Helmut Newton qui n’aimait pas beaucoup photographier les hommes. Je devais être une exception, car j’ai plus de trente photos de moi faites par lui (dont une partie jamais publiée). Dans le livre géant de ses photos chez Taschen, il y en a déjà quatre. Mais je dois parler de photos de mode et pas de moi.
Généalogie d’un genre
Une autre photo illustre à la perfection la question : « Qu’est-ce qu’une belle photo de mode? » C’est la célèbre image nocturne prise par Newton, avec Vibeke en smoking Saint Laurent, rue Aubriot, pour le Vogue, français, en 1975- Vibeke avait fait toutes les photos du numéro sur la haute couture cet été-là. Vogue était en désaccord avec les agences de mannequins et ces dernières avaient boycotté la Condé Nast France. De ces circonstances imprévues est née une des photos de mode les plus célèbres de l’histoire de ce « genre ». Je ne dis pas de cet art, car les plus grands (Penn. Avedon, Newton et Guy Bourdin) n’utilisaient pas ce mot pour parler de leur travail. Helmut disait même souvent qu’il ne pourrait jamais faire une photo s’il devait penser à tout ce que les gens disaient et écrivaient au sujet de ses photos, sans parler de toutes les intentions qu’on lui prêtait pendant qu’il faisait son travail.
Mais la photo de mode existait avant les « Trois Glorieux » (Penn, Avedon et Newton). Guy Bourdin n’avait pas de rapport direct avec ce petit groupe. Ils n’étaient vraisemblablement pas proches non plus, mais il existe cette célèbre photo (de Roxanne Lowit) qui réunit les trois. Le rapport ou le trait d’union entre Helmut Newton et Guy Bourdin était la tant regrettée et si courageuse Francine Crescent, rédactrice en chef du Vogue France dans les années 1970-1980. Elle risquait son job chaque mois. À New York, à l’époque, la Condé Nast n’aimait pas beaucoup les photos des deux protégés de génie de la chère Francine. Trop osées, trop érotiques, presque trop vulgaires pour eux. C’est difficile d’imaginer cela aujourd’hui, mais les grands journaux de mode étaient au fond très pudiques, pour ne pas dire hypocrites, même dans ces années réputées libérées et libertaires. J’ai eu la chance d’avoir bien connu Helmut Newton et Guy Bourdin. Je dessinais les collections de chaussures Charles Jourdan quand Francine et moi avons proposé à Roland Jourdan de faire sa campagne de publicité avec Guy. Le résultat fait aujourd’hui partie de l’histoire de la photo de mode et de la publicité. La publicité et la mode font en réalité très bon ménage de nos jours. Souvent, le rédactionnel des journaux influents est fait par les mêmes photographes que la publicité des grandes marques dans les mêmes journaux, aidés souvent par les rédactrices de ces journaux qui assurent, d’une certaine façon, par leur autorité, une meilleure image aux marques, et évitent aux photographes la pression des clients qui peut être stérilisante La direction des grands journaux ne voit plus ce problème sous cet angle. Dans le passé, les rédactrices en chef faisaient elles-mêmes les stylistes (mot qu’on n’utilisait pas à l’époque).
Les dangers de la retouche
II existe une photo, qui n’a pas l’air d’être posée, où la redoutable Carmel Snow de Harper’s Bazaar arrange une robe sur un mannequin pour la débonnaire et très douée photographe Louise Dahl-Wolfe. La mode des rédactrices en chef assistant aux prises de vue revient de plus en plus.
Carine Roitfeld avait raison quand elle disait qu’elle ne pouvait pas priver le journal de sa meilleure styliste. La liste des stylistes vraiment douées et influentes est très courte. Je ne vais pas les nommer ici, par peur d’en oublier une qui mériterait d’être citée. Souvent, on ne sait plus exactement si l’image finale d’un photographe connu est entièrement son œuvre ou le résultat d’une collaboration plus qu’étroite entre lui et la styliste.
Les photographies de mode d’aujourd’hui ont un autre problème, et la photographie de mode court là un vrai danger : la retouche. Plusieurs « grands » photographes utilisent la même société de retouche à New York. Pour un prix exorbitant, on vous livre un travail d’embaumeur qui rend tout pareil et efface l’impact du photographe. Il y a quelque chose de terriblement artificiel dans cette méthode. Peu de photographes font encore de la vraie photographie quand ils font de la mode. Bruce Weber et Peter Lindbergh me viennent à l’esprit en premier. Nick Knight sait admirablement utiliser, avec modernité et poésie, les nouveaux procédés digitaux, et Mert Alas et Marcus Piggott sont les meilleurs retoucheurs. Ils ne donnent pas leur travail « dehors » et font admirablement ce travail qui n’a pas l’air de sortir de chez Borniol (entreprise de pompes funèbres, ndlr). Je n’ai rien contre le superficiel, Avedon disait qu’il fallait s’occuper de la surface pour trouver ce qu’il y avait au-dessous.
À l’opposé de ce genre de photographie, nous avons tout un monde de photographes qui veulent « témoigner et jouer les critiques du système en faisant l’apologie de la banalité. Ils pensent faire un travail engagé (facturé très cher). Ces discours sont à laisser dans d’autres mains plus qualifiées et d’une sincérité plus profonde. Le papier glacé des revues de luxe est un terrain glissant pour ce genre de travail. Pour certains, ils partent d’une bonne intention mais finissent dans la grande prétention. C’était un mouvement éphémère dans la photographie de mode. Elle n’a pas encore laissé d’images iconiques, inoubliables jusqu’ici.
Je manque de distance pour parler de la photographie de mode d’aujourd’hui. Le photographe de mode par excellence reste Steven Meisel. Il aime la mode, il n’en a pas honte. Il n’est pas obsédé par la notion de l’art et des musées. Il ne méprise pas la mode. Helmut Newton disait que les journaux de mode étaient une invention géniale car ils vous fournissaient gratuitement les plus belles filles et tout ce qui va avec.
Helmut, qui n’aimait pas dépenser, n’a jamais eu un vrai studio. Celui d’Avedon était simple, très « New York », mais ne ressemblait en rien aux installations high-tech du Pier 59. Le studio le plus modeste que j’ai jamais vu était celui de Penn. Jamais on ne pouvait penser qu’autant de chefs-d’œuvre sortaient de cet endroit presque étriqué. C’était un petit appartement sur la 5e Avenue mis à sa disposition à vie par la Condé Nast, qui n’a pas dû se ruiner avec cette dépense par rapport à ce qu’il donnait en échange à Vogue. L’entrée servait pour faire les portraits, n y avait deux fauteuils et une table de camping près de la fenêtre (monsieur Penn aimait beaucoup bavarder avec ses « modèles » avant de les photographier devant l’étrange matelas taché qui servît à tant de portraits célèbres). Il y avait une petite pièce pour les natures mortes (et quelles natures mortes !) et une autre pièce pour la mode. La cuisine servait de bureau, les lampes et les appareils photo dataient des années 1950. On avait l’impression que rien n’avait été acheté plus tard. Pourquoi, d’ailleurs? Car il faisait des chefs-d’œuvre avec cet équipement rudimentaire.
Mais la photo de mode n’a pas commencé avec l’admirable monsieur Penn. La première photo de mode, pour moi, est une photo d’Edward Steichen (un de mes dieux) de trois filles enturbannées dans un escalier, chez Poiret, vers 1912. Avant, on faisait de la documentation, et la mode élégante était dessinée par Georges Lepape d’abord, puis par Benito, Éric, Vertes, Bérard. Après, il y a eu Gruau qui a su immortaliser la femme des années 1950 comme personne. Antonio a laissé une image aussi forte que la photo de mode des années 1960-70.
L’art ne s’explique pas
On me demande si la photo de mode est un art? C’est un art appliqué, pareil pour les dessinateurs, mais peu sont devenus de grands « artistes » aux yeux du public. Man Ray n’était pas un photographe de mode dans le sens de Newton, Penn ou Avedon, Martin Munkâcsi, le maître d’Avedon, est le premier à avoir photographié (déjà avant la guerre de 1339-1945) les modèles en mouvement. C’était un reporter du Berliner lllustrirte Zeitung, parti d’Allemagne, comme tant de gens géniaux, en 1933. Cet exil a quasiment désertifié intellectuellement l’Allemagne.
J’ai aussi un faible pour le baron de Meyer, presque oublié aujourd’hui. Il était le grand photographe de mode, avant Steichen, pour Vogue US. Ses lumières sont magiques et l’ensemble de son travail est d’une grande poésie C’est d’ailleurs ce qui l’a démodé. Par la suite, Hoyningen-Huene et Horst ont pris sa place à Vogue. On oublie souvent qu’Avedon a passé une très grande partie de sa vie professionnelle à Harper’s Bazaar. Dovima et les éléphants, la photo mentionnée plus haut, était une photo pour Harper’s Bazaar.
J’ai commencé mon article par Dovima et les éléphants, et je termine par elle. La boucle est bouclée. Je pourrais écrire des pages et des pages sur la photo de mode, et j’ai l’impression d’avoir oublié injustement beaucoup de gens que j’admire pour leur travail. Pour moi, il s’agit d’artistes, mais je ne suis pas un arbitre pour dire ce qui est de l’art et ce qui n’en est pas. Massenet disait qu’il n’y avait pas de grande ou de petite musique mais qu’il y avait seulement de la bonne et de la mauvaise musique. Pour la photo de mode, c’est un peu pareil. Je suis contre tout discours intellectualisant dans ce domaine en me référant au mot de Voltaire : « Toute chose qui a besoin d’explication ne la mérite pas. ». Une bonne photo de mode aussi parle toute seule.
Karl Lagerfeld. Article publié dans le supplément du Monde, “M”, jeudi 3 mars 2011.