Un coup de coeur de notre collaborateur Jean Loh.
Xu Yong est l’un des rares photographes chinois pour lequel j’ai la plus grande admiration, pour la simple raison qu’il me semble être le seul à travailler sur le passage du « temps » et sur la préservation de la « mémoire » collective. Dans une société qui a officialisé une politique constante d’amnésie, à travers la censure des enseignements de l’histoire, notamment de certains chapitres fondamentaux de l’histoire contemporaine du pays, et en oblitérant toute publication de ces épisodes dans les livres, les journaux, les magazines et sur les réseaux sociaux, nous ne pouvons pas passer à côté du travail de Xu Yong.
Cette nouvelle édition de son livre « Portraits de 101 Hutongs » incarne la nostalgie d’un vieux Pékin perdu depuis longtemps et la mémoire effacée de l’histoire et des gens. Même si techniquement le mode opératoire du photographe peut être approché aux « Théâtres » de Hiroshi Sugimoto, cependant l’un est assis dans l’obscurité à l’intérieur d’un espace clos, l’autre se tient debout en plein jour dans la rue. Si le but initial de Xu Yong, en utilisant un temps d’exposition très long avec une petite ouverture sur son appareil photo fixé sur un trépied, c’était d’éviter de laisser entrer dans l’image le passage incessant des vélos et la foule de curieux venus le voir travailler dans les ruelles étroites des Hutongs, le résultat final aboutit à révéler tous les détails de l’architecture des Hutongs, mais en même temps les dégâts du temps passé et les cicatrices de la révolution culturelle. Cette absence de figures humaines nous amène à réfléchir sur la pratique effrayante qui consiste à renier l’individu au profit du collectif.
Le texte suivant est édité à partir d’un entretien avec Xu Yong.
Dès l’âge de 11 ans Xu Yong a suivi ses parents à Pékin. Ils habitaient en effet dans la cour du dortoir de l’Académie des sciences sociales à Dongsi Toutiao (*un quartier célèbre de Hutongs). C’était un complexe de Hutong datant de la dynastie des Qing composé de plusieurs cours et jardins. Juste devant leur maison il y avait un jardin planté de pommiers, de poiriers, de treilles de vigne, avec des chemins dallés. Le paysage changeait de couleurs au fil des saisons. Voilà à quoi ressemblaient les Hutongs de Pékin d’avant la Révolution culturelle, laquelle a causé de terribles dégâts à l’histoire et à la culture des Hutongs.
L’idée de photographier les Hutongs est née lors que Xu Yong (qui travaillait pour une agence de publicité) réalisait le tournage d’un documentaire pour la télévision américaine sur les anciennes résidences de deux des peintres les plus célèbres de Chine, Qi Baishi et Xu Beihong. Il prit conscience des subtilités architecturales et historiques des Hutongs qui permettaient de distinguer les rangs sociaux des habitants. L’incident grave survenu sur la place de Tiananmen en 1989, qu’il a d’ailleurs photographié, a conduit à une quasi cessation des activités et imposé un calme soudain à la vie de Pékin. À cette époque, dit-il, toute la ville était encore plongée dans l’ombre de l’incident de Tiananmen, les gens ne se sont pas remis de leur choc et de leur tristesse. Il en résulte que les prises de vue et la mise en page du livre sont teintées par ses propres émotions juste après l’incident de Tiananmen. Même si l’ensemble reflète bien les Hutongs avant leur modernisation urbaine radicale. Car, après la Révolution Culturelle, plus de 90 % des cours carrées de Pékin ont été transformées en de grandes cours où vivaient plusieurs voire une douzaine de familles. Par-dessus le tout, les constructions sauvages ont fait perdre à de nombreuses cours leur visage originel.
En 1990, Xu Yong a publié un livre de ses photos des Hutongs qui a immédiatement attiré l’attention des photographes et des artistes, et les déclinaisons en cartes postales et en calendrier, etc. sont devenues aussi des best-sellers. Les expatriés de Pékin se sont mis à inviter Xu Yong à animer des soirées à domicile pour des projections. Cela finit par des visites guidées dans les Hutongs d’abord à pieds puis sous forme de pelotons de tricycles aux bâches rouges organisés par Xu Yong dans des fameuses « Tournées des Hutongs » qui ont baladé cent trente mille touristes étrangers.
Xu Yong dans un premier temps, photographiait ses Hutongs en moyen format Linhof 4×5 classique, mais cela prenait trop de temps pour changer les négatifs et attirait trop de curieux. Profitant du lancement par Kodak sur le marché chinois du film TMAX 100 ASA, Xu Yong passe au 24×36 un appareil japonais Contax sur trépied et un objectif standard 28 mm, avec une petite ouverture. Pour éviter que des personnes ou des bicyclettes passantes ne soient capturés dans la photo, il utilise un filtre gris foncé pour une pose longue, ce qui fait que les piétons et les véhicules passant ne laissent pas de traces sur les photos. À l’exception de la dernière photo du livre qui réunissait trois générations d’habitants, les 100 photos de Hutongs ont délibérément évité la moindre figure humaine. Ainsi ce livre conserve sa singularité et laisse davantage de l’espace à l’imaginaire des Hutongs.
L’éditeur berlinois Kerber Verlag sort cette fois la neuvième édition des « 101 Portraits de Hutong », et c’est aussi la première fois que ce livre est publié en Europe.
Notes :
(1*) Le terme Hutong (en chinois : 胡同) s’applique à un petit quartier urbain constitué de passages et de ruelles étroites de Pékin. Un Hutong est un ensemble de ruelles comprenant de nombreux siheyuan (cour carrée) avec des habitations groupées autour d’une cour.
(*2) Dongsi Toutiao东四头条 est un Hutong au voisinage de l’ancien Ministère des Affaires Etrangères de Pékin, Dongsi est un quartier historique qui remonte à la Dynastie Yuan dont certains Hutongs existent encore aujourd’hui.
(*3) Ce texte est mis en forme à partir d’un long entretien avec le photographe Xu Yong. Les photos sont fournies gracieusement par leur auteur.