Sans légende et sans repère, les carrés délicats d’Emila racontent à chacun l’histoire qu’il veut y trouver. Douceur féminine, les yeux dans les yeux lumineux, elle dépose ses mots ailleurs, toute en retenue. Une approche toute différente pour les grands tirages de ses petits Polaroid, instantanés bruts. Une autre mue ?
Pourquoi ce titre « La Mue » ? C’est une protection que tu enlèves ?
Non pas de protection. C’est une façon plus directe et plus frontale de regarder les choses et d’aller découper dans le réel.
Le titre est venu à la suite d’un voyage en Afrique. Pendant un mois, une mue de serpent avait traîné sur la table du jardin et cela m’avait fasciné. Laisser une peau vide derrière soi. Au retour, quand j’ai développé mes films, j’ai retenu 8 images (qui sont à la base de cette série) dans lesquelles se dessinait quelque chose de nouveau. Le titre s’est imposé. Je l’ai trouvé dissonant au début. Mais c’était comme une évidence, il avait l’air de dire si bien et de réunir ses images ; maintenant, je m’y suis habituée.
Avec le recul, je me rends compte de la charge symbolique d’un tel titre. Les gens y perçoivent des choses qui ne sont pas dans mes intentions, par exemple, il ne s’agit pas pour moi d’exhiber un changement intime et profond, pas du tout. Il me semblait juste que ces nouvelles images montraient toutes, de façon subtile et chacune à leur manière, un état transitoire.
Comment ressens-tu ce changement et à quoi est-il dû selon toi ?
Cela me semble être une évolution “logique” de mon travail… les choses bougent et, heureusement, on n’est pas condamné à faire toujours la même chose.
Je vis avec la photographie, j’en fais, j’en regarde, j’y pense beaucoup, j’imagine que c’est normal que mon regard se précise, s’affine, que mon intérêt se déplace.
Cette série a commencé plus ou moins quand la précédente, Le Refuge, s’est terminée.
En même temps, c’est très réducteur de classer les choses comme ça, début, fin… Il y a une continuité dans mon travail.
Disons que la publication du livre avec Yellow Now a donné une forme précise à une longue période photographique et cela m’a permis de marquer un renouveau symbolique.
Que cherches-tu ? A raconter une histoire, montrer tes émotions ?
Non, surtout pas. C’est précisément ce dont je me méfie. Ma vie, mon intimité, mes émotions sont la matière première de ce travail mais je ne cherche pas à raconter ma vie aux gens. Bien entendu, la limite est fragile.
Je pense avoir pendant des années travaillé sur “l’intimité”. Aujourd’hui les choses ont bougé, je travaille sur l’image même, sur la lumière. Le paysage, la nature, l’organique, le sauvage me fascinent.
Ce qui ne s’y voit pas forcément. J’aime l’ambiguïté de certaines images, ce qu’elles ne montrent pas de façon évidente. Ce qui échappe m’intéresse beaucoup plus que ce qui est dit ou affirmé. Je me méfie aussi beaucoup du « sujet », c’est pour ça que le portrait est pour moi quelque chose de difficile. Un visage raconte vite beaucoup trop.
Pas de légende – pas de repère, pas de référence. Et tes mots posés à part, alors qu’ils font partie de ta démarche. C’est plus facile de les intégrer dans un livre ?
En effet, le texte est important dans mon travail, même s’il peut parfois avoir l’air secondaire. En matière d’activité, c’est très complémentaire.
En gros, j’écris quand je ne photographie pas. Je pense que le texte fonctionne de la même manière, par fragments. Tout n’y est pas dit, et c’est autour de ces non-dits que les choses s’articulent.
Je pense (ou du moins j’espère !) que ce qui crée la force de cette écriture, c’est la distance. J’aime la façon dont le texte est intégré à l’expo, même si c’est discret. J’avais envie d’un bloc de texte et pas de phrases éparpillées. Je ne voulais pas faire moi-même des associations de phrases et d’images. J’avais envie que le visiteur déambule dans l’expo avec le texte en main et choisisse de le lire (ou non), qu’il le mette dans sa poche et le lise dans le métro en sortant ou le retrouve trois jours après…
Donner un statut singulier au texte, d’objet à part entière. Quant aux légendes ou repères, ça ne m’intéresse pas, et c’est toujours lié au fait que je ne cherche pas à raconter quoi que ce soit, je ne veux pas situer les choses, donner de repères territoriaux ou temporels, ça n’a pas d’intérêt, ni de sens, avec ma démarche.
On est happé par les regards de tes portraits, frontaux et presque implorants. C’est nouveau pour toi, ce plongeon dans les yeux d’enfants ?
Ce n’est pas un choix de ne faire que des portraits d’enfants. Il y a d’ailleurs un portrait de femme (jeune certes, mais néanmoins adulte). Je remarque qu’il a été pour moi jusqu’ici plus facile de “réussir” des portraits d’enfants.
J’ai l’impression que les adultes s’abandonnent moins facilement, sont plus vite conscients d’eux-mêmes, gênés, coincés. Les enfants n’en sont pas très loin non plus.
Le portrait, c’est un moment à deux, un instant très fragile, qui doit être juste, c’est sur un fil, ça se produit ou non. D’abord, il y a la situation, la lumière, le contexte, le fait d’être prêts, des deux côtés, à l’aise. Beaucoup d’éléments sont en jeu et c’est très rare de satisfaire à tout ça en même temps !
Il n’y a pas de mise en scène. Chaque fois que je tente ne serait-ce que l’ombre d’une mise en scène, la photo est ratée, ou en tout cas elle ne me plaît pas.
Pourquoi des très grands formats pour tes touts petits Polaroid ?
J’avais envie de voir étirée cette matière photographique très particulière du Polaroid. Je remarque que ça me plaît de caser des grands espaces dans ces toutes petites images. Alors je trouvais intéressant de les agrandir par la suite. C’est aussi une recherche sur l’espace et le paysage, sauf que je photographie différemment au Pola ou au Rolleiflex.
J’ai hésité à exposer les originaux, je ne voulais pas en faire de petits objets précieux.
En leur donnant ce format-là, j’avais aussi l’intention de leur donner à chacun plus d’indépendance, de leur permettre de devenir des tableaux solitaires. D’essayer de les faire échapper un peu à l’effet de série.
Est-ce que tu vis de la photographie ?
Plus ou moins. J’ai, ici en Belgique, le statut d’artiste depuis un peu plus d’un an.
Je travaille pour une compagnie de théâtre française, La compagnie des hommes, depuis deux ans et demi. Je suis le travail du metteur en scène, Didier Ruiz. J’archive, je garde des traces, je témoigne. C’est une très belle rencontre à plusieurs niveaux, artistique, professionnel, humain. J’aime beaucoup le travail de ce metteur en scène, je me sens très proche de sa démarche.
C’est un luxe absolu pour un photographe, je suis complètement libre dans mon travail. Tout ce que j’ai à faire, c’est être là, témoin privilégié d’une belle démarche artistique.
Ce n’est pas suffisant pour vivre, mais le statut d’artiste complète et, pour l’instant, ça me permet de faire des choix qui me plaisent et de me concentrer complètement sur mon travail personnel.
Comment vis-tu la solitude du photographe ?
Ça dépend à quel niveau… j’adore la solitude et l’indépendance de la prise de vues. J’aime aussi la solitude qui accompagne le développement, la mise en relation des images.
Même si j’ai souvent besoin d’avis ou de regards extérieurs à ce stade. Je pense parfois que, comme le réalisateur, ce ne serait pas un luxe de travailler avec un monteur.
Ce qui est plus difficile à gérer, c’est tout le travail de démarchage. Faire des dossiers dont on doute parfois qu’ils soient même ouverts, trouver puis contacter des gens, des lieux qui, pour beaucoup, ne répondent même pas. On a parfois la sensation que beaucoup d’énergie est gaspillé inutilement mais si 5 % de ces démarches aboutissent sur des projets concrets, ce n’est pas perdu.
Quel est le meilleur moment pour toi ? Penser et chercher la photo, la faire, la développer, l’intégrer dans une série ?
La prise de vues, sans hésiter. C’est un moment qui fonctionne beaucoup à l’intuition.
C’est un moment de vie très juste. De lâcher-prise.
J’aime aussi beaucoup les rencontres que m’apporte le fait de diffuser mon travail.
Le montage d’une expo est souvent un moment privilégié avec les gens qui s’occupent d’un lieu. Ça me touche beaucoup que les gens me soutiennent et m’accordent leur confiance. C’est souvent l’occasion de rencontres humaines intéressantes. Cela a été le cas aussi avec la publication du livre, évidemment.
Qu’est-ce qui t’inspire, qu’est-ce qui te nourrit ?
La vie !
EXPOSITION
La Mue
Emilia Stefani-Law
Jusqu’au 22 mars 2015
Contretype
4A, Cité Fontaine – 1060 Saint-Gilles
Bruxelles
Belgique
www.contretype.org
LIVRE
White Days/Le Refuge
Photographies d’Emilia Stefani-Law
Editions Yellow Now
www.yellownow.be