Sam Stourdzé a écrit cette rubrique dans le Libération d’hier. Il a tenu à la partager avec les lecteurs de L’Œil de la Photographie.
La relation tumultueuse des artistes, des partenaires privés et des acteurs culturels : entre vigilance et accompagnement.
En créant, en 2009, le Prix Carmignac Gestion du photojournalisme doté de 50 000 euros, la Fondation Carmignac a annoncé clairement les valeurs qu’elle défend : « En harmonie avec les valeurs de courage et d’indépendance, de transparence et de partage (…), Carmignac Gestion a pris le parti de défendre un regard personnel et engagé. » Aujourd’hui, le prix se relève d’une crise dont nous espérons qu’il se remettra. En effet, la dernière lauréate, l’Iranienne Newsha Tavakolian, annonçait début septembre sa décision ultime de renoncer au prix et de rembourser les 50 000 euros, dénonçant un interventionnisme inacceptable, et regrettant que son intégrité artistique soit si peu respectée.
Lorsque j’ai accepté en novembre dernier de faire partie à titre bénévole du jury du Prix Carmignac, je l’ai fait parce que ce prix répond aux besoins d’une profession. Nous savons que les artistes manquent cruellement de moyens de productions. Nos institutions ont des budgets pour financer des expositions, mais rarement pour intervenir en amont et produire le travail. La situation des photojournalistes est particulièrement dramatique, car il s’agit souvent de productions lourdes, et la presse, qui pendant longtemps les finançait, a drastiquement réduit ses moyens. Depuis quelques années, plusieurs prix ont fleuri, et certains, comme celui de la Fondation Carmignac Gestion, sont généreusement dotés. Ils sont devenus un relais de production indispensable pour les artistes.
Nous, les institutions culturelles, avons donc tacitement délégué à des partenaires privés le soin de financer ces productions. En effet, dans une triangulation qui réunit les artistes, les partenaires privés et les acteurs culturels, nous tentons d’impulser une dynamique positive : l’artiste crée, le partenaire finance et l’institution cautionne le choix artistique. Je ne cherche pas à dénoncer ce système. Je dirais même que je le soutiens, non par conviction libérale, mais par pragmatisme. L’institution est la caisse de résonnance des pratiques artistiques, nous sommes le trait d’union entre les artistes et le public. Nous devons veiller en aval à ce que le public saisisse la portée artistique des créateurs, et en amont, nous nous activons pour réunir les conditions nécessaires de production des artistes.
Des fonds publics assument une partie de ces productions, mais ce n’est pas suffisant, et le secteur privé doit être régulièrement sollicité pour assurer le complément. La formule n’est pas mauvaise. Un acteur privé qui s’engage auprès des créateurs envoie un message positif, évidemment aux artistes, mais aussi à l’ensemble de la société. Ce faisant, l’institution fédère autour de son projet des artistes, mais aussi des acteurs économiques. Par là-même, l’institution fonde sa communauté, élargit son public, s’inscrit dans un territoire et affirme son rôle d’acteur, certes culturel mais aussi social et économique.
Toutefois, la triangulation artiste-partenaire-institution relève d’un jeu d’équilibre aux règles strictes. Evidemment l’artiste doit pouvoir créer dans la plus grande liberté. C’est à l’institution d’en être le garant. Le partenaire, lui, finance. En retour, son nom est associé au projet, au prix ou à l’exposition. Année après année, il construit son image d’acteur engagé et sensible à la représentation du monde que proposent les artistes. Tout interventionnisme fragilise l’édifice. Il transforme le projet artistique, au mieux en commande, au pire en objet marketing. L’arbitre, c’est l’institution ou l’acteur culturel. Il joue le rôle de caution et de garant, il fixe les limites, trace la ligne rouge et, s’il le faut, siffle les fautes. Ni l’artiste ni le partenaire ne peuvent s’arroger ce rôle. Si le partenaire sort de son rôle et intervient, alors le doute s’installe, confortant les nostalgiques d’une période où la puissance publique pouvait tout — période, faut-il le rappeler, qui n’a jamais existé !
En choisissant Newsha Tavakolian, le jury a voulu lancer un signal fort pour encourager une jeune photographe iranienne vivant à Téhéran et offrant de l’intérieur une représentation de son pays libérée des clichés habituels. Avec subtilité, Newsha Tavakolian s’attache à documenter l’existence de la classe moyenne iranienne.
Bien sûr, lors de nos délibérations, nous nous sommes demandés si la photographe pourrait travailler librement, si elle ne rencontrerait pas de difficultés avec les autorités politiques et religieuses du pays. Mais à aucun moment, nous n’avons pensé que les problèmes viendraient de l’intérieur. Financer un prix ne confère aucun droit d’intervention sur le travail de l’artiste ; la Fondation Carmignac l’a appris à ses dépends. La bonne gouvernance d’un prix réside dans l’énoncé clair des règles du jeu. Leur non-respect rompt le contrat moral qui lie l’artiste, le partenaire et l’institution.
Il faut se féliciter que les lanceurs d’alerte aient été entendus et relayés par les réseaux sociaux et par la presse. Collectivement, ils sont un contre-pouvoir qui garantit l’équilibre des forces. Mais il convient parallèlement de saluer la réactivité de la Fondation Carmignac. En effet, rares sont les prix qui se relèvent d’un tel séisme. Il est toujours plus aisé pour un partenaire privé de mettre fin à son projet plutôt que d’affronter les critiques. La Fondation Carmignac a fait face à la protestation, elle a entendu le jury et décidé de revoir son règlement pour garantir l’indépendance des artistes. En effet, dès la prochaine édition, elle s’est engagée à ce que le président du jury devienne le commissaire — le terme peut faire sourire, mais il s’agit de l’expression consacrée ! — de l’exposition et du livre du lauréat. Concernant l’édition en cours, objet de la récente polémique, cette responsabilité a été confiée à Anahita Ghabaian, présidente du jury, et à moi-même.
Notre jury, sans jamais transiger sur la liberté des artistes, a constamment encouragé la recherche d’une sortie de crise. Nous avons obtenu la garantie d’une autonomie totale pour accompagner Newsha Tavakalian dans la réalisation de son projet. Elle vient d’ailleurs d’annoncer qu’elle acceptait de revenir sur sa décision, considérant que les conditions étaient désormais réunies pour reprendre son travail.
En favorisant le recours aux partenaires privés pour participer aux financements de la production des artistes, nous devons accepter, dans le respect des règles énoncées, le rôle d’accompagnement qui est le nôtre. Être partenaire n’est pas une vocation innée, c’est un parcours semé d’embuches où le retour sur investissement se mesure en notoriété, valeur difficilement quantifiable, et où les tentations d’abandon sont plus nombreuses encore que les possibilités de valorisation.
Cette crise aurait certainement pu être évitée. Mais de manière exemplaire, elle aura révélé la vigilance de tous, tout en démontrant que la recherche de solutions, dans le respect du travail de chacun, pouvait l’emporter. La liberté des artistes est à ce prix ; c’est une valeur fondamentale avec lequel personne ne peut transiger.
Sam Stourdzé est ancien directeur du musée de l’Elysée et directeur des Rencontres d’Arles. Il a été membre du jury de la 5e édition du Prix Carmignac Gestion.