Deux ans avant l’ouverture du BAL, en septembre 2008, nous avons créé avec Raymond Depardon et Diane Dufour, La Fabrique du Regard, plateforme pédagogique du BAL. L’idée initiale : former les jeunes aux enjeux des images en portant un regard nouveau sur leurs différents statuts, usages et supports. Si nombre d’adolescents utilisent la photographie de manière quotidienne, nous souhaitions avec eux prendre de la distance pour envisager les images comme construction et langage. Travailler sur la notion de « regardeur » telle que suscitée par Marcel Duchamp : c’est le regard du spectateur qui active l’œuvre. Les jeunes sont ainsi encouragés à devenir des regardeurs actifs et agissants.
LE BAL étant situé dans le nord parisien, nous nous devions de nous adresser en priorité à des jeunes qui, pour de multiples raisons, n’ont pas un accès facilité à la culture. Autre point essentiel : concevoir des ateliers hors les murs du BAL qui répondent à une attente des enseignants et prennent en compte le contexte territorial dans lequel ils se déroulent. Dès les premières rencontres avec les équipes, nous sommes surpris de leurs retours : avides d’amorcer un projet expérimental autour des enjeux liés à notre société dite de l’image, attentifs aux ressources que nous leur proposons en lien avec leur discipline, ils vont devenir les premiers acteurs des programmes. C’est ainsi qu’au cours de l’année scolaire 2008-2009, nous travaillons avec 7 collèges et 24 lycées soit 749 élèves. Nous expérimentons des ateliers au long court dans le temps scolaire et aussi hors de l’école ; les enseignants proviennent de différentes disciplines : français, histoire-géographie, économie, langues, arts plastiques, arts appliqués, comptabilité, etc.
Très vite plusieurs obstacles apparaissent que nous avions sous-estimés : qu’ils habitent dans le nord parisien ou dans une ville en Île-de-France, peu de jeunes s’aventurent au-delà de leur quartier, au-delà du périphérique, au-delà de leur territoire. Autre constat : la plupart des adolescents ont peu d’appétence envers la chose publique et les événements du monde. Pour la plupart, les lycéens ne se sentent pas autorisés à aborder des sujets qu’ils jugent complexes, éloignés de leurs préoccupations quotidiennes. La photographie, si elle peut être un « miroir du monde », se réduit le plus souvent à l’acte même de la prise de vue. Du côté des enseignants, l’exigence des programmes que nous cherchons à mettre en place leur parait trop élevée. Notre objectif, en effet, est d’adapter les ateliers en fonction des élèves sans niveler le contenu et les méthodes. Du côté des artistes invités, peu sont habitués à la confrontation du regard et à l’attitude des jeunes, beaucoup sont dans une idéalisation du rapport qu’ils pourraient entretenir avec des adolescents.
Dès l’année suivante, nous réévaluons nos objectifs, expérimentons différents formats d’ateliers afin d’être au plus près du terrain et des acteurs des programmes. Dans un premier temps des structures professionnelles sont mobilisées pour susciter des rencontres entre les jeunes et ceux qui font vivre les images : quotidiens, magazines, agences de presse, de graphistes, laboratoires photo, maisons d’éditions, bibliothèques, galeries, musées, etc. Ces rencontres rendent tangible chacune des étapes de la chaîne de création, production, diffusion et réception d’une image et son circuit économique. Au service photo de l’Agence Reuters, les lycéens se passionnent pour les méthodes utilisées par le « desk » : il ne faut pas plus d’une minute pour qu’une photographie après sa captation soit diffusée dans le monde entier. Ils sont étonnés que les Etats-Unis et les pays du Moyen-Orient répondent aux mêmes critères iconographiques. Au journal Le Monde, les adolescents découvrent les enjeux de la commande photographique pour rendre compte du Printemps Arabe. Au Musée national d’Art Moderne, ils touchent du doigt comment préserver et promouvoir des collections photographiques prestigieuses, comme celle de Brassaï.
Grâce à une équipe de jeunes historiens de l’art, de la photographie et de chercheurs en philosophie, nous développons une méthodologie nouvelle dans la plupart des ateliers : créer des courts-circuits, établir des jeux de rebonds à partir de notions, de formes, multiplier les expériences plutôt qu’accumuler des savoirs, et sédimenter différents niveaux de compréhension autour d’un sujet du plus spécifique au plus général, du contexte à la décontextualisation. Nous parvenons ainsi à impliquer des jeunes qui rejettent l’enseignement linéaire, hiérarchique, académique.
Grâce aux enseignants et aux artistes nous avons considérablement fait évoluer les programmes et les formats des ateliers. D’année en année, en travaillant sur la durée, un climat de confiance et de réciprocité s’est instauré. Les réunions et bilans en fin d’année sont devenus des discussions à bâton rompus entre les enseignants, les directeurs d’établissements, les artistes, les professionnels et l’équipe de la Fabrique du Regard. Moments intenses d’échanges d’idées sur ce qui se joue dans les ateliers, l’évolution des élèves, leurs résistances, les déclics opérés, les appréhensions que suscitent certains contenus, les artistes et professionnels devenus des références pour les jeunes, le désir pour certains d’aller plus loin hors programmes, etc.
Ces résultats ont encouragé des enseignants à nous solliciter pour travailler avec des élèves en situation de grande fragilité : les élèves en décrochage scolaire (DSA), les jeunes primo-arrivants, parfois non scolarisés antérieurement (Flei, Ensa), les adolescents aux handicaps psychiques et moteurs (Ulis), etc.
L’expérience collective des images que nous souhaitons susciter chez les jeunes porte ses fruits. Les jeunes ont le sentiment de regarder dorénavant les images différemment, avec beaucoup plus de distance critique : Jean-Baptiste au lycée technologique Mendel à Montreuil : « Voir autrement, c’est comprendre à quel point on est formaté » ou Jérémy au lycée Blanqui à Saint-Ouen : « L’image est une arme politique dans l’espace public ». Autre élément récurrent : un grand nombre de jeunes nous disent avoir vécu une expérience unique qui ne ressemble à aucun autre programme vécu de leur scolarité. Pour beaucoup, les ateliers sont l’occasion, en effet, de se découvrir une aptitude, une compétence, valorisée au sein d’une aventure collective où chacun peut trouver sa place, de se révéler vis-à-vis du groupe, d’outrepasser ses difficultés à l’écrit ou à l’oral en affirmant son point de vue. Les ateliers permettent également de modifier le regard des enseignants sur leurs élèves et vice versa.
Aujourd’hui nous travaillons avec 60 établissements chaque année, soit environ 2300 élèves. La qualité et la singularité de nos programmes se nourrissent de l’engagement et de la créativité dont font preuve les artistes, les professionnels, les enseignants et les nombreux acteurs de terrain qui nous accompagnent (Délégués académiques des actions culturelles et de l’enseignement artistique, coordinateurs des Réseaux de Réussite Scolaire, conseillers territoriaux, équipes de développement local).
Dès l’hiver prochain, nous souhaitons amorcer un nouveau chantier au sein de cette aventure collective qu’est La Fabrique du Regard. Sans renoncer à notre engagement de terrain, nous travaillons à convertir notre expérience en une plateforme en ligne innovante. L’objectif : créer un outil de formation de dernière génération à destination d’un plus grand nombre de jeunes, d’enseignants, d’artistes et de professionnels cette fois sur toute la France.