Frank Horvat a, tout au long de sa carrière, échangé des photographies avec des confrères et amis photographes, et a ainsi constitué au fil du temps un véritable « petit musée » assez unique, représentatif d’une certaine histoire de la photographie, de ce qui le touche et illustre au mieux sa conception du médium. Il a choisi de parler de quelques-unes d’entre elles, de comment et pourquoi il les a choisies et ce qu’elles signifient pour lui. Voici ses mots.
« Je commence avec une série de photos d’Alex von Gelder que j’ai choisies récemment. J’ai connu von Gelder il y a un peu plus d’un an. Après avoir vu des photos de lui, ses « mains », exposées dans une grande galerie de Zurich, qui m’ont beaucoup intéressé, je l’ai appelé, et nous sommes devenus très rapidement amis, presque autant que je l’ai été avec trois autres grands photographes, Giacomelli, Boubat et le photographe espagnol Aradon. Ce sont des gens avec lesquels je me sens bien, il y a une mutuelle admiration.
Von Gelder a été poète, commerçant d’art africain, et il est désormais photographe, dessinateur aussi. C’est une sorte de génie, un génie d’aujourd’hui, il m’impressionne beaucoup. Il a soixante-quinze ans, il est très malade, il travaille difficilement mais très intensément. Ces photos datent de cinq ou six ans. C’est un photographe qui a énormément de succès dans la photographie plastique ; bien que pour moi la photographie ne soit pas un art plastique, cela ne m’empêche pas de l’admirer.
Ce sont des photos issues de différentes séries. Celle qui me plaît le plus en dehors des portraits de Louise Bourgeois est celle qu’il a fait en Afrique, sur un marché de viande qui n’est pas exactement la chose la plus appétissante, mais cette viande fait des paysages. En l’occurrence, ce sont des tripes.
C’est un corpus de photos qui peut paraître hétéroclite, mais l’ « hétéroclite » est un peu mon cheval de bataille pour une raison fondamentale d’ailleurs, c’est que je trouve qu’il faut absolument que la photo dépasse le sujet. Il n’y a pas de photo sans sujet, c’est essentiel, contrairement à la peinture. Mais il faut que ce sujet soit dépassé. Par exemple, c’est important de savoir que c’est de la tripe dans cette photo, sinon ça devient de l’art plastique et c’est moins intéressant. Comme l’a si bien dit Barthes, « le noème de la photographie, c’est « ça a été ». Il veut dire par là que vous ne regardez pas la photo comme une composition visuelle mais en vous disant que Louise Bourgeois a été là, et que le photographe a été là pour la photographier. Je veux pouvoir imaginer le photographe qui était présent. Cette idée donne selon moi une force que la photo plasticienne aujourd’hui à la mode n’a pas. Et les portraits de Louise Bourgeois intercalés avec ces images de viande dépassent leurs sujets et m’intéressent car elles présentent le point de vue du photographe, d’Alex von Gelder.
C’est le cas de la plupart des photos qui sont en bas (dans le petit musée ndlr), ce sont des photos qui ne pourraient pas être refaites; ce sont des sorte de « petits miracles ».
Nachtwey
Nachtwey est l’un des plus grands photographes de guerre. Quel hasard a fait qu’il soit downtown Manhattan le 11 septembre ? Quand tout le monde s’est précipité pour s’éloigner, lui courait au contraire pour se rapprocher du lieu du drame. Il est arrivé au moment où la tour s’écroulait ; et il a effectué l’une des photos les mieux composées qu’on ait jamais faite. Lorsque l’on se trouve face à cette photo, on ne peut imaginer que ça puisse se reproduire, c’est un véritable « miracle ». Et on ne peut pas s’empêcher, en regardant cette image, de penser au danger dans lequel s’est mis le photographe.
Giacomelli
Ce qui rejoint Giacomelli, un autre de mes amis proches. Je l’ai rencontré en 1988, quand je réalisais mes interviews de photographes. Il devait avoir soixante-cinq ans déjà. Il était merveilleux ; chemise largement ouverte sur la poitrine, c’est un personnage très fellinien, il parlait de ses aventures très ouvertement, durant des heures… J’ai plusieurs de ses photos à l’hospice ; il n’y est pas passé par hasard ; il y passait une partie de sa vie, s’y rendait tous les dimanches, aidait ces gens, les connaissait, les côtoyait. Et si je ne savais pas tout ça, ce serait dans les photos, il n’aurait pas pu les faire autrement. C’est toute la réalité de ce fameux « ça a été » , qui est présent dans ces images. Sans toute cette complicité instaurée, l’artiste n’aurait pas pu capturer ces instants de cette manière, avec ces couleurs, cette ambiance…
Ma photo préférée de lui est celle de cette vielle femme endormie. Il me l’a décrite dans une interview « comme un bateau qui vogue sur les vagues ». C’est un miracle total, capturé après avoir passé des journées entières à l’hospice, pendant des années.
J’ai besoin de me dire qu’il y ait eu un miracle, que quelque chose a existé et que cette chose en question « ne sera plus jamais ». Personnellement, je me suis donné un mal fou pour obtenir ce miracle en studio, ce qui est extrêmement difficile à réaliser car tout était sous contrôle ; une foule d’assistants, de coiffeurs… et la seule chose que je gardais, c’est ce qui arrivait et qui ne pourrait jamais être reproduit. La photo est faite de ce mélange de ce qui arrive et de ce que le photographe en fait, ce sont deux choses qui se rencontrent et qui se combattent. Le hasard de l’infinité des choses qui arrivent, c’est du snapshot, ça peut avoir un intérêt accessoire mais c’est lorsque cela rencontre la volonté très précise du photographe que le miracle a lieu. Selon moi, il faut ces deux facteurs pour faire une bonne photo.
Un autre photographe à qui il arrivait non pas un mais des miracles, et qui ne pouvaient arriver qu ‘à lui, c’est Boubat. Il était seul à les voir. Un bon exemple est la photo de L’arbre et la poule. Je lui ai demandé combien de photos il avait prises pour obtenir cette image, et il m’a expliqué qu’il allait prendre un train, il lui restait une vue dans son rollei, il passait et il l’a prise ! Nous nous sommes rencontrés dans les années soixante-dix, nous travaillions tous les deux pour Réalités. Nous avons toujours été amis, on se côtoyait au moins une fois toutes les deux semaines. J’aime beaucoup cet autoportrait avec sa femme. J’aime également beaucoup cette photo qu’il a fait pour mon 70ème anniversaire, même si ce n’est pas une grande photo. Ce jour-là, tous mes amis étaient présents, ainsi que ma famille – Boubat est allé dans la maison de l’autre côté de la cour et pour que tout le monde regarde vers lui, il nous a interpellé depuis la fenêtre en hurlant « Qu’est ce que vous faites là bande d’abrutis ? » Une phrase à laquelle personne ne s’attendait venant de lui ! Cette photo raconte tout, mon anniversaire, mes amis, ma maison, mon quartier, tout est là. C’est du génie.
Frank Horvat