L’auteur et photographe britannique Johny Pitts publie Afropean: A Journal chez Morel Books, un nouveau chapitre de son travail au long cours sur la question de l’identité noire en Europe.
Qui n’a pas rêvé d’un voyage Interrail ? Depuis 1972, ce pass ferroviaire efface les frontières et constitue le sésame de tout étudiant friand de découvrir le territoire européen à moindre frais. Mais l’Europe qu’est-ce que c’est ? Qu’est-ce que l’identité européenne ? En 2010, lorsqu’il part faire son propre tour du continent avec un pass Interrail, c’est à ces questions que Johny Pitts tente de répondre.
Originaire de Sheffield au Royaume-Uni, né d’une mère anglaise d’origine irlandaise et d’un père afro-américain, il grandit dans un quartier qu’il décrit comme multiculturel. Enfant, son groupe d’amis est un mélange de « blancs de la classe ouvrière, de jamaïcains, de somaliens, de yemenites… » À l’ère du New Labour et de Tony Blair, tous se sentent « très Européens ». Sur une photographie du livre, à peut-être huit ou dix ans, on le voit arborer fièrement son t-shirt « Europe ».
Après les attentats du 11 septembre 2001, il constate néanmoins une fissure. Celle-ci devient une véritable rupture sept ans plus tard au moment de la crise des subprimes : « Je ne pouvais pas vraiment mettre de mots dessus à l’époque, mais j’ai commencé à remarquer de nombreuses fractures, à travers tout le spectre politique, mais aussi au sein de mon propre groupe d’amis. »Chez le jeune homme, cela déclenche une envie d’aller à la rencontre de l’Europe : « Je voulais réévaluer ce que cela signifiait d’être un Européen noir et de vivre dans une Europe multiculturelle. »
Paris, Bruxelles, Amsterdam, Berlin, Stockholm, Moscou, Marseille, Lisbonne… Johny Pitts part à la rencontre de ceux qu’il appelle afropéens, empruntant un terme musical dont la paternité revient au chanteur David Byrne et au groupe Zap Mama. Il les retrouve en périphérie, à Clichy-sous-Bois près de Paris ou Rinkeby à Stockholm. Au cœur des villes, ce sont les clichés nationaux qu’il recherche, pour les détourner à travers une personne que l’on voit rarement associée à ce genre de symboles. À Londres, c’est par exemple un garde du palais de Buckingham. À Rome, c’est une statue antique. À Moscou, il regarde Pouchkine dont beaucoup oublie les origines africaines.
Car ce n’est pas « l’expérience de l’immigration en Europe » que Johny Pitts cherche à retranscrire mais plutôt mettre en lumière la réalité multiculturelle des racines européennes : « Je ne cherche pas à exotiser. Ce que j’essaie d’observe, c’est une identité noire naturelle, qui fait partie de l’Europe depuis longtemps. Et c’est là que le concept d’Afropéen entre en jeu. Ce n’est pas dire : « Oh, ce sont des Noirs en Europe. »Non, ce sont des Noirs d’Europe. »
De ces rencontres, il tire le premier essai jamais publié sur l’identité afro-européenne dans lequel il mêle les mots des écrivains qui ont influencé sa réflexion aux témoignages de ceux qu’il a rencontrés pour montrer comment ces individus réinventent leur identité, contrecarrant les clichés qui obscurcissent la relation de l’Europe à ses origines.
L’ouvrage qu’il publie aujourd’hui chez Morel Books est une chronique visuelle de son voyage. Mêlant sur 300 pages photographies, textes, prises de notes et souvenirs, l’ouvrage inspiré de la forme du scrapbook, constitue une expérience immersive, qui nous entraîne avec lui à travers les différentes villes de son roadtrip ferroviaire. Johny Pits et son éditeur Aron Morel ont pensé l’objet comme un « livre haptique », jouant notamment avec différents types de papiers, une volonté qui pour l’auteur remonte à un souvenir d’adolescence, lorsqu’il avait en main une série d’albums produits par le collectif musical Soulquarians qui utilisait un papier spécial permettant de ressentir au toucher la musique que contenait le CD. Il y a d’ailleurs quelque chose de très musical dans le rythme parfois saccadé du livre.
Les photographies qui défilent pleine page après pleine page nous plongent dans un rythme similaire, entre spontanéité de l’instantané et esthétique de l’erreur. Inspiré par Stanley Greene — lui-même inspiré par Roy Decarava — Johny Pitts parle de « photographie au bord de l’échec » [« photography at the edge of failure »]. Les flous de bougé, les jeux de reflets ou de lumière créent une poésie ambiante qui répond à des images plus directes, et notamment les nombreux portraits qui peuplent cette odyssée, les visages de l’afropéanité.
Afropean: A Journal est un objet hybride, à mi chemin entre l’étude anthropologique, le carnet personnel et l’expérimentation visuelle. Il nous plonge dans l’univers de cet auteur qui a consacré sa vie à redéfinir les contours de l’Europe, à montrer la richesse de son héritage et le multiculturalisme qui fait sa force. Pour Johny Pitts, « L’Europe Noire est ancienne. L’Europe Noire appartient aussi à l’avenir !!! »
Zoé Isle de Beauchaine
Johny Pitts – Afropean: A Journal
Aux éditions Morel Books
Edition: 1500
294 pages
241 x 184 mm, portrait
Disponible en ligne et dans toutes les bonnes librairies.