Un des livres les plus étonnants de cette année, Beggar’s Honey de Jack Latham est tout à la fois enquête et expérimentation, outil documentaire et objet esthétique. Une plongée vertigineuse dans le monde des « click farms », littéralement fermes à clics, des organisations frauduleuses qui créent un engagement avec des contenus en ligne pour permettre à leur propriétaire d’obtenir une meilleure visibilité sur les réseaux sociaux.
Les likes et les followers sont nos nouveaux indicateurs de succès. Passé un certain cap, ils permettent de générer un revenu. Depuis plusieurs années, cette popularité artificielle se monnaye. Des fermes à clics proposent aux usager des applications Instagram, TikTok ou Facebook de leur apporter dix, quinze, vingt mille likes en fonction de la somme payée.
Ces fraudeurs du clic sont généralement localisés en Asie et en Amérique du Sud. À l’issu de longues recherches, le photographe britannique Jack Latham est allé à leur rencontre à Hong Kong et au Vietnam, avant de lui même faire l’acquisition d’une ferme et de s’établir comme vendeur de visibilité numérique. En tant que ferme à clic, il était souvent contacté pour booster des reels, de courtes vidéos publiées sur les réseaux sociaux. Chacune d’elle a été immortalisée par une capture d’écran et publiée dans le livre. Un ongle manucuré, un paon, un défilé de mode, un avion dans le ciel, une fleur, un homme dansant devant sa voiture, l’une des tours du World Trade Center en feu après l’attentat du 11 septembre, une femme dansant en maillot de bain, des sushi, un saut à l’élastique, une parade militaire… Cet enchainement sans cohérence reproduit la vague incessante de contenu, le scroll dans lequel tout un chacun s’est un jour retrouvé piégé. Reproduites ainsi sur les pages d’un livre et mises bout à bout, ces images floues et colorées forment un florilège poétique qui nous ferait presque oublier que chacune d’elle est la trace d’une personne essayant de manipuler l’algorithme.
Ces extraits de reels sont imprimés sur des pages repliées qui, une fois ouvertes, révèlent les rouages qui ont permis à ces vidéos de devenir populaires : des photographies prises dans un style documentaire montrent d’immenses installations informatiques composées de centaines de téléphones reliés à des cables. Les clichés offrent un aperçu inédit du fonctionnement de ces fermes restant généralement dans l’ombre. Moteurs d’une économie informelle, ces organisations emploient le plus souvent des travailleurs peu qualifiés. Sur une des photographies, on observe un individu dont on ne sait s’il est un jeune homme ou un adolescent. Les conditions de travail de ces fermes à clics échappant à tout cadre légal sont une porte ouverte à maintes dérives.
La dichotomie entre la beauté des images et la réalité des fermes à clics qu’elles dissimulent met en exergue toute l‘artificialité d’un système régissant une partie de nos vies aujourd’hui. Outre le fait que cette recherche de popularité illusoire nous place face à notre désir fondamental d’être aimé, l’ouvrage laisse entrevoir le terrible champ des possibles des fermes à clics, allant d’une concurrence déloyale lorsqu’elle sert à influencer les tendances des consommateurs à un enjeu démocratique quand elle est employée à des fins politiques pour manipuler l’opinion publique. Du fake like au fake news, la limite est plus que ténue.
Jack Latham – Beggar’s Honey
Coédité par Here Press et Images Vevey,
134p, 170 x 210 mm
100 photographies couleur
Disponible dans les bonnes librairies et en ligne