Après la catastrophe de mars 2011, les artistes japonais se sont tout naturellement emparés du sujet, avec un objectif commun : révéler la radioactivité. Masamichi Kagaya par exemple cherche à montrer ce qui ne se voit pas, en « imprimant » les rayons d’objets trouvés dans les zones contaminées sur des planches.
Mais en France, alors que les centrales nucléaires fournissent la majorité de l’électricité et qu’EDF vient de signer un accord avec le Royaume-Uni pour construire deux réacteurs à Hinkley Point, le sujet reste peu abordé dans l’art.
C’est à la Maison Européenne de la Photographie, à Paris, que les coulisses et les conséquences du nucléaire sont dévoilées. La plasticienne Hélène Lucien et le photographe Marc Pallain ont parcouru les zones contaminées autour de Fukushima pendant plusieurs mois, pour construire cette exposition immersive et sensorielle.
On y trouve des étonnants chronoradiogrammes, des films radiographiques sensibles aux rayons X, comme ceux utilisés en radiologie. La radioactivité s’est imprimée sur ces films, selon la puissance du rayonnement et de la durée du contact. Il y aussi des vidéos de la zone, des photographies, une maquette en Playmobil et des installations. Le tout rythmé par la création sonore de Floyd Krouchi, conçue à partir de sons enregistrés à Fukushima, qui nous fait basculer dans ces paysages sinistres et effrayants. Sans voyeurisme, les deux artistes tentent de montrer l’invisible. Rencontre avec Hélène Lucien.
Pourquoi avoir commencé à arpenter la région contaminée de Fukushima après la catastrophe ?
Avant même ce 11 mars 2011, nous voulions faire un travail autour de l’espace urbain et de l’architecture au Japon. Nous réfléchissions, quand la catastrophe nucléaire est survenue et c’est devenu notre sujet de recherche. Nous avons été sélectionnés pour intégrer la résidence Tokyo Wonder Site et nous sommes partis pour trois mois au Japon.
Qu’est-ce que vous vouliez montrer ?
J’ai eu une intuition très forte : rendre visible la radioactivité. J’ai alors pensé à utiliser des films radiographiques sensibles aux rayons X. C’était une vraie prise de risque artistique, puisque nous n’avions aucune garantie que cela marche. Nous avons commencé à déposer nos radios dans toute la zone contaminée, sans savoir combien de temps les laisser. Nous les récupérions au bout de 3 à 37 jours. Puis, nous avons réitéré ce processus en mai 2016, quand nous y sommes retournés, mais seulement pour un mois. Le but était d’avoir un élément de comparaison avec nos premiers résultats de 2012.
C’est une démarche certes artistique, mais qui demande des connaissances scientifiques…
Nous sommes, tous les deux, mathématiciens de formation et j’ai étudié à l’institut Pierre et Marie Curie. Là-bas, je me suis intéressée à leurs travaux sur la radioactivité. Je connaissais aussi les schadographies¹ de Christian Schad et les rayographies² de Man Ray. Tout cela a germé dans ma tête progressivement.
Dans cette exposition, tous les sens sont sollicités.
Se poser des questions sur un phénomène invisible, c’est très compliqué. Mais avec les chronoradiogrammes, les spectateurs sont obligés de reconnaître que la radioactivité
ressemble à quelque chose. Nous ne prétendons pas donner des réponses. Mais je suis convaincue que le son avec l’image permet de ressentir davantage les choses. C’est une confrontation physique, puisque même sur place, on ne ressent rien. On entend juste le bip-bip du dosimètre.
On ressent aussi beaucoup l’absence, particulièrement dans la salle où se trouvent des énormes sacs de terre, comme dans les zones contaminées au Japon et ces silhouettes d’humains en creux.
Ces sculptures signalent l’absence et ces fantômes qui sont toujours dans ces zones, puisque tous leurs souvenirs sont restés sur place.
Révéler la radioactivité, est-ce militant ?
C’est plutôt une volonté de susciter des questions et de donner à réfléchir sur le nucléaire. Par exemple, la maquette de Playmobil est très caustique vis-à-vis du gouvernement japonais, qui veut renvoyer les populations dans ces zones. Le message officiel, c’est que l’on peut vivre dans une zone radioactive. L’être humain peut s’adapter, mais au prix de combien de générations sacrifiées ? L’Homme peut y vivre, mais ne pourra plus s’approcher des forêts, car les arbres sont contaminés. Le gouvernement japonais ne propose qu’une demie vie.
Est-ce cette demi-vie que vous évoquez dans les photos de jeunes femmes kawai, des dosimètres recouverts de paillettes en main ?
Notre pays risque d’être confronté à ce type de catastrophe puisque notre parc nucléaire est vieillissant. Peut-être que dans 10 ou 20 ans, il faudra avoir un dosimètre ? Il pourrait devenir un accessoire de mode indispensable, donc un objet du désir, dont vont s’emparer les marques. Notre futur n’est pas si rose. L’idée est maintenant de faire voyager et évoluer cette exposition en fonction de ses destinations. Pourquoi pas l’emmener au Japon ou en Ukraine, pour une confrontation avec Tchernobyl.
Cécilia Sanchez
¹Schadographie : néologisme formé sur le nom de Christian Schad, son créateur et le mot shadow, ombre en français. C’est une des appellations du photogramme, que Schad réinvente et expérimente vers 1919. Il s’agit d’obtenir une image sans utiliser d’appareil photo, mais en plaçant des objets sur une surface photosensible puis en l’exposant à la lumière.
²Rayographie : c’est un autre nom pour la technique du photogramme, que le photographe Man Ray affirme avoir découvert et tente de s’en attribuer l’autorité en lui donnant son nom.
Fukushima : l’invisible révélé par Hélène Lucien et Marc Pallain
Jusqu’au 30 octobre 2016
Maison Européenne de la Photographie
5/7 rue de Fourcy
75004 Paris