Le Photojournalisme dans la peau
On a beau claironner la descente aux enfers du photojournalisme, un grand nombre d’irréductibles ne sont pas résolus à le mettre dans la tombe.
On ne peut plus énumérer sans assommer tout le monde les différentes raisons de la mort du métier de photojournaliste. Ce métier, plus que tout autre, a connu une succession de tsunamis.
À commencer par le coup fatal de la crise économique et suivi dans les années 90 par la révolution numérique, d’autres événements majeurs ont contribué à la fin de « l’âge d’or » du photojournalisme à la française :
Disparues les grandes agences françaises traditionnelles : Gamma, Sygma, Sipa qui faisaient vivre tant de photographes à travers le monde.
Plus de budget dans les grands magazines phare : Time, Newsweek, Life, Paris-Match, Stern, Manchete qui n’hésitaient pas à payer des dizaines de milliers d’euros pour l’exclusivité des grands sujets internationaux.
Pulvérisées les commandes qui duraient plusieurs mois payées 500 € par jour avec tous les frais pris en charge par le commanditaire.
Explosés les prix des photos d’archives qui passent de quelques centaines d’euros durement arrachés après des années de combat pour en arriver à quelques centimes.
Remplacées les grandes histoires politiques et humanitaires et sociales par des histoires “people“.
Balayé le pourcentage de 50 /50, 50% pour le photographe et 50 % pour l’agence, remplacés par 75 % pour l’agence et 25 % pour le photographe qui bien souvent doit payer les frais de ses reportages.
Retirées les cartes de presse si précieuses qui permettaient aux photographes professionnels de travailler et d’être encadrés.
Fini Paris comme capitale mondiale du photojournalisme.
Dans ce paysage sinistré s’installent des banques d’images mondiales dirigées par des gestionnaires qui tentent de gérer, plutôt mal que bien, des archives exceptionnelles acquises dans des conditions jamais favorables aux photographes.
La photo d’amateur maintenant célébrée, bien que payée une misère, est en vogue dans les magazines de jeunes faisant concurrence à la photo professionnelle.
Le travail du photojournaliste n’est plus rémunéré à sa juste valeur, il ne peut plus exercer son métier et travailler uniquement pour la presse.
Faut-il continuer d’énumérer la liste lugubre des différentes étapes de la mise à mort du photojournalisme… Aucun autre métier n’a connu une telle descente aux enfers.
Et pourtant :
C’est sans compter sur les photojournalistes et photographes jeunes ou moins jeunes qui ne se laissent pas abattre et veulent continuer de vivre leur passion et poursuivre leur mission, convaincus que le monde ne peut pas se passer d’information basée sur les images.
Je voudrais présenter trois exemples de combativité, passion et découverte :
Jean-François Leroy créateur de Visa pour l’Image, phare dans la tempête du photojournalisme, est formel : En 2015, la production est toujours là : 28 expositions, 120 sujets en projection, une audience de plus en plus nombreuse, 220 000 entrées dont 3000 accréditations pour la presse professionnelle et chaque année 25 % d’accréditations essentiellement composées de jeunes photographes qui viennent pour la première fois et pour compléter sa mission de soutenir le photojournalisme, la création de prix et de bourses. Cette année, 150 000€ seront décernés aux photographes et le projet de créer à l’automne un Centre International de Photojournalisme. Son but : soutenir, transmettre, faire vivre le photojournalisme.
Autre témoignage de passion : Alain Noguès 78 ans, qui se demandait comment il pouvait aller à moindres frais à Marseille pour couvrir la prochaine réunion du Front National : Jean-Marie Le Pen allait-il revenir malgré son exclusion du parti et s’il revenait ? Noguès ne pouvait s’imaginer de ne pas y être. Il savait qu’il n’allait vendre aucune photo : plus d’agents, plus de réseau de distribution et aucune commande. Et pourtant il veut témoigner avec ses photos de cette situation politique unique et si importante à ses yeux. Le voilà donc au téléphone essayant de trouver un billet de train low cost pour perdre le moins d’argent possible. Bel exemple de passion de son métier et de la nécessité d’être témoin de son temps.
Et enfin, à noter l’initiative extraordinaire du collectif Dysturb créé par Pierre Terdjman et Benjamin Girette. Des photos grand format sur des sujets d’actualité sont collées dans les rues des grandes capitales mettant le photojournalisme à la portée de tous, gratuitement. Tous les murs de Perpignan en seront couverts cette semaine pendant Visa pour l’Image. On peut rêver mais est-ce que Dysturb peut aider à sauver le photojournalisme en offrant aux photographes des expositions géantes et gratuites de leur sujet souvent non utilisé par la presse traditionnelle.
Chaque photographe doit réinventer son “âge d’or“.
A chacun maintenant de trouver son propre modèle. Finie la période où les agences faisaient tout pour le photographe. Il lui faut se débrouiller seul : trouver ses sujets, creuser ses idées, éditer son travail, écrire ses légendes et ses histoires, créer un site pour présenter son travail et vendre ses photos, savoir exploiter ses archives, faire des livres, présenter son travail dans les galeries, vendre ses tirages. Diversifier son travail : portrait, mode, corporate, illustration… Trouver des financements alternatifs : bourse, prix divers. La promotion sur les réseaux sociaux est devenue incontournable, les blogues, les Web magazine.
“Il faut faire feu de tout bois » dit Isabelle Simon dans le remarquable dossier de la SCAM « photo journaliste, une profession sacrifiée… “
Je veux ajouter qu’il faut avoir le photojournalisme et la photographie dans la peau. La photo reste une histoire de passion.
De la rue aux réseaux sociaux, d’une ville à l’autre et bientôt dans les plus grandes capitales du monde, se réapproprier l’espace public, découvrir un autre monde de distribution, multiplier les réseaux de diffusion pour retrouver une visibilité, voilà le challenge du photojournaliste aujourd’hui.
Je regarde avec tendresse et envie ce nouveau monde se développer. Quand j’ai commencé ma carrière dans les années 60, je pensais que l’âge d’or était les générations qui m’avaient précédées : les grands magazines Life, Look et leurs photographes incontournables : Eugène Smith, Dorothée Lange…
Je ne savais pas que c’était ma génération qui allait créer un Nouveau Monde. La roue tourne, et “il était une fois“ est terminé.
Je suis convaincue qu’une autre période différente, intéressante et toujours passionnante est en train d’arriver.
Éliane Laffont