Soixante trois œuvres de Klavdij Sluban sont montrées en ce moment à Genève, dont des photographies exposées pour la première fois, les Lits (2013), et les Spasmes (2020).
Les Lits
Après avoir photographié pendant des années des prisons et des détenus en France et en Europe de l’Est, Klavdij Sluban retourne à Fleury-Mérogis, cette fois-ci pour y photographier les lits des détenus, « un ailleurs sans lieu », dit le photographe.
Dans cet ailleurs, les Lits photographiés par Klavdij Sluban sont avant tout un travail sur la présence et l’absence. Présence spectrale des détenus pourtant absents des photographies, présents de tous leurs corps, de tous leurs rêves, dans les plis laissés là, intimes, vrais. L’absence est l’un des grands thèmes qui traverse le travail du photographe comme du voyageur qu’est Sluban : l’absence dans le lointain des prisons, l’absence de ceux que l’on croise le long des chemins mais qu’on ne reverra pas, l’absence pendant que coulent des « Jours heureux sur l’Île de la Désolation » (vidéo, 2017). L’absence du temps, aussi, ou son immesurable écoulement.
Mais Klavdij Sluban procède aussi à un grand exercice classique d’étude des draps et des drapés, une étude néo-baroque des plis, ces plis qui depuis toujours ont existé dans les arts comme dans la philosophie, des tissus de la statuaire grecque aux nobles drapés de la Renaissance, de Leibniz à Deleuze. Tout se plie, se déplie, se replie et l’âme est une « monade » sans porte ni fenêtre, pleine de plis obscurs « qui tire d’un sombre fond toutes ses perceptions claires ». Les plis photographiés par Sluban, très précisément, tirent d’un sombre fond nos perceptions claires, par un exceptionnel travail sur la lumière.
Les Lits de Sluban sont encore un haut lieu de dissimulation comme de révélation. Sur chaque photographie, écho à la blancheur relative des draps, un trou noir, dans le mur. On pense immédiatement à l’unique film de Jean Genet, Chant d’Amour : deux hommes emprisonnés s’aiment, et l’un transfère à l’autre, à travers un même trou dans la paroi qui les sépare, la fumée de sa cigarette. Leur manière détenue de faire l’amour. Les thèmes centraux de l’univers carcéral sont là, dans ce trou, chez Sluban comme chez Genet : la solitude, l’enfermement, l’amour et l’absence, encore une fois. Et l’érotisme qui se niche toujours au creux des draps, froissés, tachés, enroulés sur eux-mêmes.
On ne manquera pas d’évoquer la pensée de Platon qui détaille à son propos ses concepts de l’existence, de la réalité concrète, et de l’image. L’image du lit peut être réalisée par un peintre, un faiseur de tragédie, un faiseur d’illusions, un poète, un sorcier. Ou un photographe. Klavdij Sluban est tout à la fois ce photographe, le faiseur de tragédie et d’illusions, un poète et sorcier. Avec un Leica en guise de baguette.
Go Inside. Inside l’univers mental de Klavdij Sluban Inside la prison. Inside ces lits, cet ailleurs, pour comprendre la détention. Sluban précise : « Le lit est sensé être le lieu où le corps fatigué vient prendre du repos. Le lit peut accueillir aussi des ébats amoureux, des amants fatigués… mais il n’est pas sensé être un lieu d’habitation en soi. À Fleury, le lit est un antre. Si la cellule emprisonne le jeune détenu, le lit le protège du monde. Du coup, le jeune y passe tout son temps. Le lit est un ailleurs sans lieu. »
Les Spasmes
Qui aurait attendu de la part de Klavdij Sluban une série de photos de bébé ? Bébé au singulier. Son bébé. Et qui aurait pensé qu’en 2020, en pleine pandémie, Sluban décide de montrer sans délai cette nouvelle série, lui qui habituellement met bien six à dix ans, à regarder ses clichés, à les sélectionner, à les comprendre ? C’est que dans ce cas précis, photographe a ressenti l’urgence. Le temps de la prison, le temps de ses voyages à pied à travers les Balkans, est un temps long, qui s’étire indéfiniment. Le temps des premiers mois d’un bébé est un temps court. À peine a-t-on le temps de fixer l’image qu’il est déjà un autre, le petit humain.
« Le bébé dans mes bras est pris soudain d’un spasme terrible qui le déchire sous mes yeux. Nous savons expliquer tant de choses inutiles, mais personne n’a réussi à trouver la cause de ces contractions foudroyantes – ni donc à y trouver remède. C’est pourtant dans une douleur poignante que ce petit corps se tend comme un arc dans mes bras. Pour déjouer l’angoisse du père, un protocole de riposte : figer ces scènes de terreur en sachant qu’elles disparaîtront comme elles sont apparues. Sans explication. » Photographier, figer la scène, et pour nous qui regardons les images, jouissance scopique, jouissance haptique, jouissance existentielle.
Le bébé crie. On l’entend crier en regardant les photographies. Il crie comme l’homme dans Le cri de Munch, mais à l’autre extrémité de l’éventail de la vie. À lui, l’angoisse de la naissance, de la séparation définitive, de la dépendance absolue. L’angoisse primordiale. Il faut vivre maintenant. La série aurait pu s’intituler Cri – mais Klavdij Sluban a choisi Spasmes. La vie est un spasme, à commencer par l’orgasme. Spasmes, aussi, parce que l’on croit que le bébé crie parce qu’il a mal au ventre. En réalité, il crie par angoisse existentielle. Angoisse absolue. Mais quand on regarde assez longtemps ces Spasmes, on finit par sourire. Ce n’est pas Munch. Le Cri de Munch ne fait pas sourire. Mais lui, le bébé, qui crie, qui angoisse, il finit par être émouvant, drôle, euphorisant même, parce que oui, petit homme, on va calmer ton angoisse, momentanément… , on va te faire grandir, on est toi, tu es nous, tu vas apprendre : quand tu cries, on va te nourrir, on va t’aider, on va t’aimer. Regarde, nous aussi, on a grandi. On a vécu. Et grâce à toi, maintenant, on n’a plus peur de mourir, tu es là, tu as réussi à naître, c’est tellement plus difficile que de mourir. Et Sluban s’efface devant le bébé, comme il s’est toujours effacé devant les détenus. Devant l’autre. Le bébé, c’est l’altérité absolue. Alors, en immense photographe qu’il est, il offre au bébé le miroir. L’expérience du miroir, bien avant l’âge de Lacan. Il offre au bébé sa propre image. Le photographe disparaît, pour laisser place au bébé et à son double, dans une multitude de cris. Et pour la première fois, Sluban surexpose ses photographies. Le bébé se perd dans la blancheur, le cri s’étouffe dans la neige. Le blanc ne laisse place qu’au seul trou noir de la bouche.
Barbara Polla, 18 décembre 2020.