Le 13 au 15 juin 2023 a marqué le 33e anniversaire de la soi-disant Mineriada. « Mineriada » est un terme sarcastique qui combine le mot roumain « mineur » avec le suffixe « -iada » comme dans « olimpiada » (Jeux olympiques), quasi, les Jeux olympiques des mineurs. Adolescent, j’ai participé aux manifestations pro-européennes et vécu moi-même certains événements dramatiques. Le livre aborde la division sociale qui a conduit la Roumanie à une décennie d’isolement. Le point de départ sont dix Polaroids pris par mon père illustrant la dévastation de Bucarest en juin 1990. Dans une rétrospective à Strasbourg, via Bucarest à Petrosani, l’œuvre examine les lieux des événements et le traumatisme inexprimé de la violence physique, lorsque des milliers de mineurs fidèles au régime de Transylvanie ont été amenés dans la capitale pour matraquer brutalement les étudiants et l’opposition pro-européenne.
Malgré un verdict de la Cour européenne des droits de l’homme en 2014, les agressions de cette époque ne sont toujours pas résolues et les morts ne sont pas reconnus. Basée sur une recherche sur les discours de justice, Mineriada aborde le passé refoulé et sensibilise aux événements récursifs, dans un monde qui redevient de plus en plus polarisé.
Anton Roland Laub
Extrait de l’essai : « Saturne dévore ses enfants », par Lotte Laub, traduit de l’allemand par François Mortier
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, Aloys Laub quitta sa ville natale appauvrie de Sarrelouis et sa région, fortement appauvries et marquées par l’exploitation minière, pour s’installer dans le Bucarest florissant des années 1920. Soixante-dix ans plus tard, son petit-fils Anton Roland Laub voyait dans les rues de la capitale roumaine des mineurs, poussés par le gouvernement, faire la chasse dans les rues de la capitale roumaine aux étudiants et aux manifestants épris de liberté et de démocratie. À ce jour, la justice n’a pas encore fait la lumière sur ces événements, entrés dans la mémoire collective roumaine sous le nom de « Mineriada ».
Des bus calcinés, des flammes en arrière-plan, des nuages de fumée montant jusqu’au ciel, des passants au milieu d’un paysage de dévastation. Ces photographies prises au Polaroid montrent la place de l’Université (Piața Universității), au centre de Bucarest. Elles ont été prises, à titre privé, par Frederic Laub, le père d’Anton Roland Laub, le 13 juin 1990, quelques heures avant que des bandes de casseurs formées de mineurs ne se jettent sur la ville pour, selon la phraséologie du gouvernement, « rétablir l’ordre ».
« Mineriada » est un terme utilisé de manière sarcastique et qui combine le mot roumain « miner » (mineur) avec le suffixe « -iada », comme dans « olimpiada ». La troisième minériade eut lieu du 13 au 15 juin 1990 à Bucarest. Ce fut la plus sanglante des six. Entre 10 000 et 12 000 mineurs furent convoyés à Bucarest depuis la vallée de Jiu, en Transylvanie. Après plusieurs jours d’affrontements violents, le bilan s’élevait à 900 blessés et 67 morts, loin du chiffre officiel de quatre morts publié par le gouvernement après les événements.
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Le cannibalisme intergénérationnel, tel qu’il est transmis par le mythe de Saturne, jette son ombre sur la minériade, avec laquelle l’espoir d’un bouleversement démocratique en Roumanie prit brusquement fin. Sous les feux de l’accusation, le monstre qui anéantit l’espoir d’une nouvelle vie, déguisé en « democrație originaleă », se révèle être l’ancienne équipe dirigeante, obsédée par l’idée de se maintenir au pouvoir. L’« expérience-choc » de la minériade a scellé le maintien de l’ancienne élite au pouvoir, c’est-à-dire des successeurs postcommunistes de Ceaușescu, qui n’ont pas cherché à faire la lumière sur les événements et n’ont pas hésité à recourir à la violence contre les critiques. À la suite de la minériade, la Roumanie s’est retrouvée isolée sur la scène internationale et l’aide économique a été gelée. En 2014, la Cour européenne des droits de l’homme a condamné l’État roumain pour les événements du 13 au 15 juin 1990 et l’a obligé à faire la lumière sur eux – en vain jusqu’à présent. Tant que la justice n’aura pas fait la lumière sur ces crimes, le traumatisme sera transmis aux générations suivantes. Le passé dévore le présent et l’avenir et empêche ainsi l’instauration d’un juste équilibre entre les générations.
Les événements roumains ne sont pas un phénomène isolé. Lorsque, le 6 janvier 2021, Trump a chauffé à blanc la foule comme Iliescu l’avait fait avec les mineurs, la presse roumaine a comparé l’assaut brutal du Capitole aux États-Unis à la minériade de juin 1990. La répression des manifestations pro-européennes sur le Maïdan de Kyiv en Ukraine (2013-2014) rappelle la façon dont les manifestations de masse ont été écrasées sur la place de l’Université à Bucarest. De même, la rhétorique d’Iliescu trouve un écho dans celle utilisée par Poutine contre les « forces fascistes » en Ukraine.
La mémoire collective est liée aux lieux où se sont déroulés les événements. Anton Roland Laub montre la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg et se rend ensuite à Bucarest, sur la place de l’Université, à l’hôtel Intercontinental, considéré à l’époque du communisme comme un repaire de journalistes, de diplomates et d’espions. D’une certaine manière, Laub se glisse dans le rôle des témoins de l’époque, mais il le fait en s’attachant davantage aux ambiances qu’aux explications. Le vent passe dans les rideaux et les agite, les images fixes s’animent et semblent prendre vie. Elles ont pour cadre l’IMGB, la place de l’Université avec la faculté d’architecture, le hall d’exposition Romexpo, la gare du Nord (Gara de Nord) à Bucarest et la gare de Petroșani en Transylvanie. La dernière photographie est empreinte d’une certaine ironie : elle montre le bâtiment de la gare de Petroșani, à la fenêtre duquel flotte un drapeau européen. C’est justement là que les mineurs furent rassemblés avant d’être envoyés à Bucarest pour matraquer les manifestants pro-européens. La Roumanie est membre de l’UE depuis 2007. L’Europe est aussi arrivée dans ce lieu, mais en même temps, le drapeau européen accroché à la fenêtre est détourné de sa finalité, il sert à masquer un chantier, banalement, sans référence. L’exode des jeunes qui ont tourné le dos à Bucarest au cours des années suivantes montre que l’espoir s’est retiré à la suite de la minériade. Ils sont partis avant que Saturne ne les dévore.
Anton Roland Laub : Mineriada
Texets: Lotte Laub, Sonia Voss
Kehrer Verlag
Relié, 16,5 x 22,7 cm,160 pages, 10 couleur and 60 b/w illustrations, Anglais, Français, Allemand
ISBN 978-3-96900-085-4
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