Bonjour Juan Manuel, je t’ai contacté pour publier une interview dans le Journal de la Photographie, dans le cadre d’une semaine dédiée à la photographie espagnole, tu m’as envoyé des extraits de deux séries photographiques, Extraños que tu m’avais recommandée à la prise de contact et Ethiopia que j’ai choisie, fondamentalement à cause de sa couleur bleue. Donc j’aimerais bien qu’on parle de ces deux séries, de leur histoire… Ensuite j’aimerais qu’on parle de Auth’Spirit (http://www.authspirit.com/), ce que c’est, qu’est-ce qu’on trouve à Authspirit et qu’on finisse sur ta participation à la Fondation Enrique Meneses. Parler donc d’histoire, de ta photographie, de trajectoire, d’activité dans la profession de la photographie, entre passé et contemporanéïté, passer un moment avec toi…
Juan Manuel Castro Prieto : Bonjour, bien… il y a plusieurs questions… En premier lieu, tu commentes que tu as choisi Ethiopia à cause de la couleur bleue… En réalité en Ethiopia ce n’est pas la couleur bleue mais les couleurs primaires, pures, j’identifie l’Ethiopie à la couleur pure, les bleus purs, les verts purs, les vermeilles purs… des couleurs immaculées, nettes, dégagées. Il n’y a pas de mélange, les superpositions sont nettes, un mur est d’une couleur, le ciel est d’une autre couleur, c’est à dire des couleurs très franches. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’ai fait Ethiopia, ça c’est la caractéristique plastique du travail avec lequel je suis revenu mais ce n’est pas la raison pour laquelle j’ai fait ce travail… J’ai choisi l’Ethiopie parce que c’est le seul pays d’Afrique qui n’a jamais été complètement colonisé, ce fait procure à ce pays une caractéristique qui le distingue absolument du reste du continent. En plus, en Ethiopie, il existe encore des tribus, des ethnies, qui vivent encore comme au néolithique… C’est à dire que des formes ancestrales de vie sont encore d’actualité et c’est cela qui m’intéressait, beaucoup.
A propos de Extraños, la raison pour laquelle je te le recommandais, c’est qu’il s’agit de mon travail le plus personnel, le plus autobiographique… Tu sais que la photographie peut être « fenêtre » ou « miroir », la fenêtre c’est quand tu te penches pour voir ce qu’il y a au dehors et le capturer avec ton appareil, et le miroir c’est quand toi tu te regardes dans l’univers de la photographie, ça c’est une conception de la photographie qui vient de l’antiquité… Extraños est totalement miroir. Je me regarde, ce sont des photographies faites dans le cadre de la métaphore, ce n’est pas pareil ce qui se voit et la représentation qu’on peut en tirer. Les personnes, les objets, les situations sont des symboles, des métaphores pour transmettre un autre contenu et puisse se transformer en un dialogue, entre les photographies que l’une change le sens de l’autre et les hissent à un troisième contenu. Elles sont complètement ouvertes à l’interprétation de chacun, une photographie prend un signifiant chez l’un et en prendre un tout autre chez l’autre. Parce que la métaphore qui rend la perception incertaine sur ce qu’il se passe concrètement, chacun des témoins de l’image remplit sa vision et son interprétation avec sa propre expérience, ils remplissent les alvéoles qu’il y a dans la photographie, ce que la photographie ne raconte pas, ils le remplissent avec une comparaison personnelle. C’est une coupe transversale dans mon œuvre… Extraños se compose aussi de travaux réalisés au cours d’autres séries comme, par exemple, Perú ou encore Ethiopía, enfin… Extraños s’alimente de toute mon œuvre. C’est pourquoi je pense que c’est le travail le plus important parce qu’il est le plus personnel et anthologique sur mon parcours. C’est pour cela que je dis que c’est une coupe transversale à toute mon œuvre (en espagnol le mot est « corte », j’avais d’abord traduit par « fil » en pensant au « fil de la lame », j’insiste sur la compréhension d’une lame qui transperce l’œuvre à la transversale). Le deuxième sujet, c’était Auth Spirit…
Auth Spirit c’est un lieu de rencontre des photographes et de la photographie, nous travaillons pour rassembler ici différents arts du monde photographique, pour que des dialogues, des débats, des tables rondes, des conférences, des projections, toujours autour de la photographie existent, mais pas toujours par des photographes… Par exemple hier Andrés Trapello, l’écrivain est venu avec Chema Madoz le photographe et cela a donné lieu à un excellent débat, très intéressant sur la poésie, la philosophie, la littérature, la photographie… Pour moi c’est une approche très intéressante car pour moi la littérature et la photographie sont très unies, et d’ailleurs je crois que la photographie est plus unie à la littérature qu’à une autre expression pittoresque comme la peinture ou la sculpture…
Auth Spirit fonctionne aussi comme un club, celui qui veut venir ici prendre un café, parler de photo, il y a une bibliothèque très ample, nous offrons aussi notre tutelle à de jeunes photographes qui veulent montrer leur travail, recevoir des orientations, des conseils… Nous organisons des après midi tutelles où l’on voit le travail des jeunes…
Nous produisons aussi des coffrets tirages numérotés de photographes de prestige avec mon laboratoire. La plupart ont cédé à Auth Spirit le droit de vendre des tirages de leurs oeuvres que nous distribuons à un prix intéressant parce que les fonds sont simplement destinés à financer les activités du club, et à dynamiser la discipline de la collection en photographie, des photographes, qui traversent une dure crise par le manque de ressources du pays et en particulier de la culture. Donc Auth’Spirit est aussi un lieu de résistance contre le pessimisme et contre la crise le meilleur remède c’est l’activité. L’accès aux rencontres est gratuit, enfin on fait tout ce que nous pouvons pour faciliter l’accès et les activités sans ségrégation économique… Partager avec le plus grand nombre et trouver les leviers intelligents pour la rotation. Ensuite nous organisons aussi des Master Class à l’étranger, par exemple en Ethiopie, au Pérou, ils voyagent avec moi pour que je fraye les sentiers depuis l’expérience de mes travaux et nous répartissons les coûts de voyage.
C’est une forme de partage très humaine…
JMCP : Oui, ça veut dire aussi vivre ensemble…
Aussi nous faisons des séminaires, des fins de semaine, des stages laboratoire chimique et numérique, enfin toute une série d’activités aussi bien didactiques commerciales comme la vente de séries numérotées, tout un tas de choses qui réunit les arts du monde de la photographie.
Regardez le link de Auth’Spirit en bas et quand vous êtes à Madrid, soyez les bienvenus… Maintenant la Fondation Enrique Meneses ?
JMCP : Comme tu sais, Enrique Meneses était un photographe et journaliste dont le travail couvre les années 60 jusqu’à 90… Nous étions amis et peu avant de mourir, il a voulu constituer une fondation, une fondation qui porte son nom et dont l’objectif est de soutenir, développer, aider les photographes et la photographie émergente, les jeunes qui veulent être photographes, c’est l’objectif principal de la fondation Enrique Meneses.
Enrique m’a nommé membre associé de la Fondation, bon… moi je suis enchanté de participer au projet parce que je pense que c’est une chose très intéressante et que moi je puisse participer à son développement, c’est très bien. La Fabrica vient de sortir un livre sur Enrique Meneses, une ample anthologie de son travail qui est édité et préfacé par Chema Conesa, qui lui même nous aide à Auth’Spirit… L’important c’est que Enrique aussi puisse recevoir la reconnaissance de ses successeurs dans l’actualité photographique incluant l’édition et la culture.
Je suis frappée par l’amitié, la fraternité qu’il y a en Espagne entre les photographes et autres membres de la photographie.
JMCP : Oui, c’est une grande famille, c’est très rare qu’entre « compañeros » nous ayons des niaiseries, on se reconnaît mutuellement et on partage, la notion de profession, de compagnonnage est très forte ici…
Je ne connais pas la réalité de Paris, j’y vais pour un vernissage et je reviens, pour moi tout est toujours beau à Paris mais c’est ici que je vis.
L’interview complète dans sa version originale espagnole peut être écoutée sur http://escaleradeincendios.com/ en lien ci-dessous, plus qu’une interview nous avons partagé une « charla » avec questions au programme, le plus important pour moi était de recueillir ses propos sur son travail et faire la promotion de son activisme au sein de la photographie en dehors de sa production personnelle.
Lola Fabry et Juan Manuel Castro Prieto en entretien téléphonique le 29 mai 2013.