La série Dulce y Salada du photographe colombien Jorge Panchoaga est inspirée d’un survol des Andes en avion en 2011. Nichées au creux de deux montagnes, une multitude de parcelles agricoles serpentent le tracé d’une rivière asséchée. Frappé par la vision de ce changement environnemental et de son ambiguïté visuelle, Panchoaga se prend d’affection pour la condition de l’eau, aussi vaste le sujet soit-il.
Anthropologiste de formation, il commence alors à collecter toute sorte de documentation – échantillon physique tout d’abord, sous la forme de litres d’eau puisés dans différents fleuves colombiens. Viennent ensuite les enregistrements sonores de l’eau sous toutes ses formes – ruisseaux, gouttes, torrents et cascades crépitant de plusieurs décibels – et d’entretiens avec des personnes de différentes classes sociales.
C’est un indigène – un peuple du pays où le photographe trouve lui-même ses origines – qui propose la réponse la plus poignante à cette question : que représente l’eau d’un point de vue à la fois physique et spirituel ? « L’eau est plus précieuse que l’or pour nous », explique-t-il spontanément.
Confiés à un laboratoire pour analyse, la vingtaine d’échantillons d’eau que Panchoaga avait précieusement accumulés disparaissent mystérieusement. Les pistes sonores, quant à elles, s’accumulent sur un disque dur. Le projet reste au stade d’intention jusqu’au jour où le photographe est envoyé en commande dans le village de Nueva Venecia, un large marécage des abords du Rio Magdalena, sur lequel flottent quelques habitations, une église et de rares pirogues. La pêche y était une source de revenus majeure jusqu’à ce que pollution et le changement climatique ne s’en mêlent.
Une série douce et salée à la fois
Cette eau est tantôt salée, tantôt douce, en raison de la topographie spécifique de Nueva Venecia et de sa proximité avec la mer. Ce phénomène, essentiel pour la faune locale, se produit cependant de moins en moins fréquemment et réduit drastiquement la diversité piscicole. Il donnera cependant son titre à cette série de photographies, qui deviendra un projet fait de nombreux voyages et d’autant de pistes de recherche. Les calepins de Panchoaga, remplis au fil des années d’esquisses techniques, de graphiques, de notes, de références et de croquis des lieux en attestent.
L’étonnante richesse visuelle et poétique de Dulce y Salada vient de la façon dont il s’est lui aussi construit au cours des flots, par vague. Commencé en couleur, il deviendra ainsi noir et blanc quand, à la veille d’un voyage, ayant économisé assez d’argent pour acheter des pellicules, le stock de couleur est épuisé.
Pensée initialement comme une étude de la condition précaire des pêcheurs, la série commence comme un inventaire social des lieux. Pour cela, le photographe réalise une galerie de portraits formels imitant le style des photographies de studio à l’ancienne, sur fonds à motifs chargés. Le jeu sur l’ornementation des arrière-plans atteint son paroxysme avec ce magnifique portrait d’une femme allongée sur un sol recouvert de poissons séchés. « C’est un cycle inévitable. Sans eau, pas de glace, et sans glace, impossible de transporter le poisson », remarque Jorge Panchoaga.
Les images de poissons font quant à eux l’objet d’une galerie topographique, à la manière des anciens scientifiques animaliers, dans un noir et blanc si fin que l’on croirait des dessins. L’inventaire est complété par quelques intrus des eaux, chaussures et autres bouteilles. Cet ajout n’est pas seulement anecdotique : il annonce un tournant pour la série.
Peu à peu, les habitants commencent en effet également à perdre des membres, n’apparaissant que sous la forme d’un buste, d’une jambe, d’une tête à peine sortie de l’eau ou de vêtements dénués de porteurs. Cette approche n’est pas un caprice stylistique non plus. Elle évoque l’histoire tragique apprise au cours des nombreux après-midis passés à discuter dans un hamac en attendant que la température soit respirable pour travailler – son portrait d’un pêcheur, encagoulé dans un tee-shirt, est une illustration criante de la canicule quotidienne.
Cette belle histoire, entre hommes et flore, est liée à celle du conflit colombien. Il s’agit d’un traumatisme pour les habitants de Nueva Venecia, survenu à l’époque où les obscures milices jetaient dans leurs eaux les morceaux des corps de leurs victimes. Ce drame continue de hanter les habitants des marécages. Cette idée de mémoire a mené Jorge Panchoaga à représenter les différents états de l’eau comme une métaphore de souvenirs, qui circulent, s’évaporent ou se figent. C’est ainsi que plusieurs poissons se retrouvent emprisonnés dans des blocs de glace avant de l’être dans l’image, apparaissant comme la pupille d’un œil qui observe le déroulement de l’histoire sans pouvoir faire autre chose qu’en témoigner.
Laurence Cornet