« Alors, c’est comment de travailler avec une légende comme lui ? ». Voilà la première question qu’on me pose lorsque je dis que je travaille avec John G. Morris.
On m’a présentée à John quand il avait 93 ans. Très vite, j’ai découvert le monde d’un homme au quotidien particulièrement discipliné : depuis la lecture du New York Times le matin jusqu’à son verre de vin rouge au dîner (parfois deux), désireux de ne pas faire perdre leur temps aux autres et de répondre à son courrier aussi vite que possible, avec beaucoup d’affection pour son grand cercle d‘amis du monde entier. Un jour, signant d’un Love, John l’une de ses newsletters, qu’il avait composée et pensée de nombreux jours à l’avance, il m’a lancé un coup d’oeil pour me demander : « Vous pensez que j’envoie trop d’amour, Anne ? »
John a ouvert mon cœur au monde, à ses habitants, ses défis, sa beauté. Il m’a ouvert les yeux et l’esprit aux microcosmes et macrocosmes de la photographie, les a affutés. Dès que son regard croisait une image, dans un journal, sur Internet ou lorsqu’il marchait dans Paris, il se mettait à expliquer avec sa patience infinie telle ou telle situation dans le monde, ce qui faisait la qualité d’une photo, ou à raconter l’une de ses anecdotes.
J’ai vraiment compris comment fonctionnait l’esprit d’un éditeur photo lorsque je lui ai montré pour la première fois comme faire une recherche sur Google Images. Il a tapé « Robert Capa », et toutes les photos sont apparues. Il était choqué. Outré, il s’est exclamé : « Mais qui fait la mise en page ? »
Ce qui m’étonnait le plus lorsque je l’écoutais et l’observais, c’était la « simplicité » de ce qui faisait une bonne photo. Beaucoup de grands photographes avec lesquels il a travaillé l’inspiraient, mais Henri Cartier-Bresson, un ami d’importance qui l’a grandement influencé, est celui qui résume le mieux sa façon d’évaluer une photo : « Il faut aligner la tête, le cœur et les yeux. » Prendre une bonne photo, c’est donc presque faire preuve de bon sens. Ce bon sens solide et sain est le trait de caractère dominant qui m’apparaît quand je pense à John.
Lorsque j’ai travaillé avec lui et découvert ses archives, les photographies si précieuses, les documents dont chacun raconte une histoire et laisse entrevoir un pan de cette très longue vie, trop importante pour comprendre toute l’image d’un homme qui a changé la façon de voir le monde à travers les photos, la flamme de mon éblouissement était ravivée à chaque nouveau morceau de papier, chaque nouvelle lettre ou photo. John avait presque tout gardé. La photo du jour où il a escaladé l’arbre de sa cour à Chicago lorsqu’il était petit pour jouer les reporters météo, la carte de Noël de John G. Winant, ancien gouverneur du New Hampshire que le jeune John avait rencontré sur le paquebot qui le ramenait en Amérique après son premier voyage en Angleterre en 1935, la note écrite de la main de Marlene Dietrich qu’elle lui avait tendue après un cocktail au bar du Ritz à Paris en 1944, la dernière photo de lui et sa première femme, Dele, prise à Rome par David « Chim » Seymour en 1956, les amusants collages de l’équipe du New York Times, son dessin pour un « Passeport International du Droit de Naissance de l’Unicef » destiné à s’assurer que chaque enfant est accueilli comme il se doit dans la famille des hommes, en toute connaissance de ses droits, les photos de ses marches pour la paix, la carte postale signée par Nick Ut de la photo de la Fille au napalm, publiée par John en première page du New York Times en 1972, rappel quotidien pour lui qu’il fallait continuer à œuvrer pour la paix.
Les dernières expériences de travail de ce grand esprit ont été notre collaboration à l’ouvrage My Century (« Mon Siècle ») et la collecte des nombreux souvenirs et histoires de sa vie. Il était parfois tellement enthousiaste et vif d’esprit qu’il était difficile de le suivre. Cher John, c’est pour toi. Joyeux cent ans !
Anne Spiller
New York, le 7 décembre 2016
Anne Spiller est la principale collaboratrice et la contributrice éditoriale en chef du projet My Century – John G. Morris. Elle travaille avec cet éditeur photo de légende depuis 2010, notamment comme membre du jury pour les journées annuelles du Japan National Photojournalism Award depuis six ans.
Pour en avoir plus et soutenir le projet de livre My Century, rendez-vous sur www.mycenturyjgm.net