J’ai rencontré John Morris quand j’ai reçu la bourse W. Eugene Smith pour la photographie humaniste. C’était il y a longtemps: en 1980. John est le co-fondateur du Smith Fund, avec Jim Hughes et feu Howard Chapnick. Mais c’était vraiment sa creation personnelle et la raison pour laquelle le prix existe. C’est sa persévérance qui a assuré l’existence de la bourse jusqu’à aujourd’hui. Pour moi, et pas parce que j’ai été la toute première à en bénéficier, c’est la chose la plus importante que John Morris ait faite pour la photographie. Un ami proche de Gene Smith, John savait bien ce que cela voulait dire pour un photographe de se débattre avec une histoire importante et coûteuse, mais que peu étaient intéressés à financer. John a rassemblé ses amis et ses collègues et les a convaincu que c’était important d’offrir une bourse qui financerait un an de la vie d’un photographe méritant pour produire un reportage en profondeur, sans être gêné par la nécessité de gagner sa vie. La bourse était spécifiquement destinée à ceux qui travaillaient dans l’esprit de Smith – les photographes préoccupés par des questions sociales ou politiques. C’était la première fois qu’une telle bourse existait. Après que je l’ai reçue, une femme a écrit une critique cinglante à propos du fait qu’elle m’avait été donnée. John a répondu avec une de ses lettres légendaires, qu’il a ensuite publiée, où il défendait catégoriquement la décision du jury.
John aime les photographes, il est loyal, il nous défend. Sa vie est une vie dans la photographie. Il a travaillé dans des magazines et des journaux et avec l’agence Magnum. Il lui est arrivé dire qu’on l’avait viré de partout! Au cours des décennies, il a vécu de nombreuses tragédies: il venait de commencer sa vie de couple lorsqu’un de ses enfants est mort subitement au berceau, et puis sa première femme est morte de la sclérose en plaques. Un cancer du poumon a causé la mort de sa deuxième femme. Plus tard, après trois ans d’hospitalisation, sa troisième femme est également décédée. Il a perdu de nombreux amis proches, à commencer par Robert Capa, qui a sauté sur une mine en Indochine. Après chaque perte, John a réussi à rebondir d’une manière qui semble presque suspecte. Mais il sait comment accepter ce qu’il nous est impossible de controller—un trait de caractère qui lui permet d’avancer, et de continuer à vivre, une existence qu’il apprécie et vit profondément: avec un nouvel amour, avec de nouveaux amis, avec de nouveaux projets.
Ce que John Morris ne peut accepter, c’est la guerre. Tout au long de sa longue vie, il est resté infatigable face à l’imbécillité des gouvernements irresponsables, y compris, en tête de liste, l’imbécillité de son propre pays, les Etats-Unis. Jusqu’à ce qu’il ne soit plus en mesure de le faire, il a défilé dans les rues aux États-Unis et en France pour protester contre toute les guerres. Il croit en la démocratie. Il est sentimental. Le groupe Democrats Abroad in France a tenu d’énormes réunions dans le living room de John Morris. À chaque élection, il nous bombarde avec des plaidoyers pour sortir et voter! John est un patriote. Malgré ses années, il a gardé une naïveté presque aveugle. Une fois, il m’a dit qu’il était choqué d’apprendre que notre gouvernement nous avait menti. Je ne me souviens pas à propos de quoi, mais je sais que personnellement j’avais supposé que c’était le cas.
Quand on tombe sur John Morris dans une exposition, il se peut qu’il déboutonne sa veste et sorte d’une poche de poitrine plusieurs feuilles de papier. Sans qu’on le lui demande, il essaiera de vous lire deux ou trois pages du dernier livre qu’il écrit. John a toujours été intéressé par lui-même et ses exploits personnels. Il a un enthousiasme presque enfantin à propos de ce qu’il fait ou de tout ce à quoi il travaille, et il a toujours voulu partager ces choses avec nous tous. Il l’a fait au fil des années avec de longs bulletins d’informations sur lui-même et ses voyages, qu’il envoie par courriel à une liste toujours croissante de personnes qu’il aime et avec qui il souhaite rester en contact.
John a un superbe sens de l’humour. Il y a quelques années, je l’ai rencontré au Musée du Jeu de Paume à Paris. Il était entouré de gens et déjà âgé. Je me suis écrié:”John! Vous êtes encore en vie? Incroyable! » Dire que les Français semblaient mal à l’aise est un euphémisme. John a renversé la tête et a éclaté de rire.
Quand Trump a été élu, j’ai pensé à John. Ca va tuer John Morris.
Mais ça ne l’a pas tué. A l’âge de cent ans, il est encore très vivant.
Jane Evelyn Atwood
Paris, 4 décembre 2016