« Le monde n’est pas bien rangé, c’est un bazar. Je n’essaie pas de le mettre en ordre », disait l’Américain Garry Winogrand. De fait, ses images ont toujours l’air d’être en équilibre instable. Ça remue dans le cadre, ça bouillonne, ça déborde. Les personnages rient et crient, se lancent des regards pointus comme des couteaux. Même l’horizon est de traviole. C’est comme si la vie entière se bousculait, avec toute sa folie furieuse, dans un petit rectangle de papier : des businessmen au sourire carnassier qui arpentent Manhattan, de jolies femmes au pas décidé sûres de leur charme, des amoureux indifférents au monde. Ou des promeneurs assis sur un banc qui, chacun avec son corps tourné d’un côté différent, composent pendant un millième de seconde une symphonie miraculeuse.
Sur les murs du Jeu de paume, l’ample rétrospective consacrée à Garry Winogrand, figure majeure de la photographie de l’après-guerre, convainc sans mal du génie de cet Américain prolifique, qui sut comme personne capturer l’énergie agressive et décomplexée de l’Amérique du début des années 1960. Pour autant, elle ne fait pas de lui une statue monumentale et consacrée. Comment le pourrait-elle ? A l’image du flux vital qu’il tentait inlassablement de capturer, l’œuvre de cet Américain reste mouvante, insaisissable. Et l’exposition pose bien plus de questions qu’elle n’en règle.
Rude épreuve que de choisir, dans les photos de Garry Winogrand, celles qui dessinent les contours d’une œuvre. Leo Rubinfien, un photographe qui fut son élève et son ami, s’est plongé pendant plusieurs années dans les archives du photographe, rassemblées pour leur majorité au Center for Creative Photography de Tucson (Arizona). Un défi « forcément impossible » résume-t-il : non seulement le photographe tumultueux et compulsif mitraillait à tout-va — il a utilisé 26 000 pellicules durant sa vie ! —, mais il avait peu d’intérêt pour ce qui suit la prise de vue : sélection, tirages, livres, expositions.
Winogrand refusait obstinément de choisir : « Je dis toujours oui », a-t-il un jour rétorqué dans une pirouette. Une désinvolture qui lui a valu, de son vivant, les critiques de ses pairs. « Dès le XIXe siècle, rappelle Leo Rubinfien, les photographes se sont efforcés de prouver que leur activité n’était pas purement mécanique. Et ils ont imposé l’idée que c’est en contrôlant son œuvre qu’on est un artiste. Mais Winogrand mettait en avant la liberté, pas le contrôle. Peut-être sommes-nous aujourd’hui assez mûrs pour accepter sa démarche. »
6 500 rouleaux de pellicule
Garry Winogrand ne tirait pas systématiquement les images sélectionnées sur ses planches-contacts. Pire, quand il est mort fauché par un cancer en 1984, à 56 ans, il a laissé derrière lui plus de 6 500 rouleaux de pellicule datant des dernières années de sa vie — des films jamais tirés, voire jamais développés. Les commissaires n’ont pas voulu écarter ces images. La moitié des images présentées au Jeu de paume sont inédites : certaines sélectionnées par l’auteur, mais pas tirées, d’autres même pas sélectionnées, d’autres, enfin, qu’il n’a carrément jamais vues. Toutes ces nuances sont précisées sur les cartels de l’exposition.
A-t-on le droit de revisiter une œuvre ainsi ? « Pour d’autres photographes, les tirages posthumes seraient une trahison, reconnaît Erin O’Toole, conservatrice au MoMA de San Francisco et co-commissaire de l’exposition. Mais Garry Winogrand est un cas unique. Il était intéressé avant tout par l’expérience de la photographie, par la confrontation au monde qu’elle implique. Il a toujours laissé les autres éditer ses images. » Les commissaires ont fait leur choix « dans le respect de l’œuvre » disent-ils, retenant « beaucoup d’images » pour « éviter une interprétation trop étroite ».
Résultat, le parcours, divisé en trois parties inégales, est une réussite. Au fil des images émerge une œuvre complexe mais cohérente, où la virtuosité se marie gaiement au hasard, à l’accident. Dans la première section, consacrée à New York, on voit le photographe délaisser les figures isolées, adopter le grand-angle pour intégrer le plus de choses possible dans l’image. Le photographe fend la foule avec l’appareil, semble sauter à la gorge des gens pour les saisir en plein vol, les pourchasse jusque dans l’ascenseur, alors qu’ils lui jettent un regard interloqué ou choqué. La plupart des images présentées sont surtout celles que le photographe avait tirées, même si, de temps en temps, Leo Rubinfien isole un petit miracle inédit : comme le ballet de gens qui s’agitent autour d’un homme blessé dans la rue, et dont on ne voit que le pied. La pulsation frénétique de ces images épouse le tempo du début des années 1960, entre une prospérité insolente et la paranoïa autour de la bombe nucléaire.
Question de liberté
Quand il parcourt le reste des Etats-Unis, le photographe continue à faire corps avec le temps : la seconde partie, pleine de découvertes, plonge dans un monde de centres commerciaux et de banlieues tristement calibrées. Un bébé dans un chariot de supermarché semble faire la queue en solitaire à la caisse, des enfants s’arrêtent fascinés devant la nouvelle déesse Télévision. Mais les thèmes abordés ont beau toucher de près les convulsions de la société américaine, Winogrand refuse à ses images toute portée symbolique, tout message politique, toute narration.
Une question de liberté, là encore, pour Garry Winogrand qui n’indiquait ni date ni lieu sur ses images. « Les photographies n’ont aucune capacité à raconter, disait-il. Vous ne savez pas ce qui s’est passé une seconde avant ni une seconde après. » Ce que ses images savent faire, en revanche, c’est cultiver l’ambiguïté : une femme rit aux éclats avec un cornet de glace mais, derrière elle, le mannequin dans la vitrine semble décapité. Dans une photo troublante et célèbre d’un couple élégant au zoo, l’homme noir et la femme blanche tiennent tendrement dans leurs bras… de petits singes habillés comme des enfants. Une photo qui a fait beaucoup couler l’encre et cogiter les critiques.
Dans ce flot vivant d’images, seule la dernière partie, la plus faible et la plus discutable, rompt un peu le charme : dans les années 1970 et 1980, les cadrages semblent moins accidentés que paresseux, l’ambiguïté s’efface, les personnages sont peints à gros traits forcés. Fallait-il vraiment revisiter cette période inachevée, que le photographe n’a jamais vue ? Leo Rubinfien a tenu à réhabiliter cette phase finale : « Sinon il manquait la fin de l’histoire. » Sans évacuer la subjectivité extrême de sa sélection ni les questions que son choix soulève. Comme celles liées à la tonalité lugubre qui envahit les cadres : « Cette noirceur, est-ce la mienne ou la sienne ? » Comme souvent avec Garry Winogrand, le point final n’est qu’un point d’interrogation.
Claire Guillot
Publication dans Le Monde daté du 18 octobre 2014.
EXPOSITION
Garry Winogrand
Jusqu’au 8 février 2015
Jeu de paume
1, place de la Concorde
75008 Paris
Tél. : 01-47-03-12-50.
Mardi de 11 heures à 21 heures, mercredi à dimanche de 11 heures à 19 heures.
Entrée : 10 € et 7,50 €.
http://jeudepaume.org/
EXPOSITION
La RATP invite Garry Winogrand
Jusqu’au 8 février 2015
Dans 16 stations et gares de son réseau, la RATP offre un complément au parcours proposé par le Jeu de Paume, en présentant des photographies, dont certaines exclusives, de ce photographe de rue américain.
Paris
LIVRE
Garry Winogrand
Monographie sous la direction de Leo Rubinfien
Editions Flammarion/Jeu de paume
464 pages, 45 €