Le Livre Vert symbolise le régime totalitaire imposé par son auteur Mouammar Kadhafi en Lybie et, plus généralement, le procédé à l’œuvre dans le remodelage idéologique. Lecture obligatoire et quotidienne de tout citoyen, le livre expose les principes d’une théorie politique mondiale, simplement nommée Third Universal Theory, qui a paralysé une nation pendant près de quarante ans. « Le Livre Vert annonce au peuple l’heureuse découverte de la démocratie directe […], le problème de la démocratie dans le monde est enfin résolu », y lit-on. Fondée sur des vérités bancales comme « Le nationalisme dans le monde des hommes et l’instinct de groupe dans le monde animal est comme la gravité pour les corps minéraux et célestes », elle se déploie sur 24 chapitres, comme autant d’heures de chaque jour. Kadhafi s’empare symboliquement de tout espace de liberté, envahissant le temps réel des individus pour reconditionner leur libre-arbitre.
Dans cette série, Jehad Nga applique techniquement aux images le traitement imposé par Kadhafi a son peuple. Les détails du procédé – une altération de l’essence binaire de l’image par l’intégration du texte du livre dans son code -, importent peu mais posent les bases d’une distorsion de la réalité par l’alinéation de la grammaire photographique. Il était légitime de répondre à la vision manichéenne de Gadaffi par un système binaire. Il l’était tout autant de choisir un procédé qui rature l’image et emprisonne son sujet derrière des barreaux de couleur vive. Le résultat est aveuglant, photographies suintantes irradiées par des faisceaux de particules indéfinissables qui explosent en lignes droites et voilent le fond à la manière d’un feu d’artifice. Elles évoquent les programmes télévisés cryptés dans une référence ouverte à la censure et à la culture de masse. De la fusion dramatique entre l’image d’origine et les cicatrices de son altération nait une tension visuelle qui amplifie l’étrangeté de l’iconographie. Les 24 photographies sélectionnées pour contenir les 24 chapitres du livre ont été capturées en Lybie par satellite dans l’incessant flux de l’information. Elles font le portrait d’une réalité caricaturée et fantasmée, exhibant seins nus, bouches pulpeuses, liasses de dollars et autres images aguicheuses ou insignifiantes que l’on imaginerait très largement censurées par le régime de Kadhafi.
Les légendes contribuent au sarcasme. Reprenant directement les titres des 24 chapitres du Livre Vert, elles répondent aux images par métaphore ou jeu de mots : le lion comme maitre de la société, l’éléphant comme minorité en voie de disparition, l’oxygène inspiré à la surface de l’eau comme besoin, le voilier comme synonyme de déviation, le pistolet comme « instrument » du pouvoir. Cynisme et optimisme se mêlent dans cette représentation des mécanismes du pouvoir et du contrôle de la pensée. En brouillant les images, les rendant difficile à identifier – il est inutile de dire que l’édifice de la hiérarchie sociale repose sur une restriction de l’accès à la connaissance -, Jehad Nga offre paradoxalement un espace de liberté, celui de l’imagination, dans un plaidoyer pour l’avenir et la reconstruction politique de la Lybie. A l’heure où il n’a plus besoin de faire ses preuves sur le terrain en tant que photojournaliste, il s’est laissé le temps d’étudier les spécificités du médium et d’entamer une réflexion sur le rôle du contenu virtuel dans la société contemporaine, sur sa régulation et sur les méthodes à l’épreuve dans la manipulation de la réalité à grande échelle.
Cette série sera exposée en avril à la galerie Bonni Benrubi, New York, et à la galerie M+B, Los Angeles.
Laurence Cornet