L’essence de la mode est le renouvellement : saison après saison, le langage des vêtements et du style est réinventé pour être remplacé par de nouvelles idées, toujours attendues avec impatience à chaque défilé. À l’intérieur de ce processus de développement fluide se dessinent des périodes ponctuées par des ruptures plus radicales, des moments décisifs où les bouleversements culturels importants se traduisent par des révolutions, et non plus de simples évolutions. Les années soixante ont été l’une de ces périodes, à la fois dans la conception et dans la représentation de la mode, et Jeanloup Sieff s’est hissé au premier rang grâce à son intuition et à son habileté à définir les codes visuels capables d’exprimer l’esprit de l’époque.
Les photographies de mode réalisées par Jeanloup Sieff dans les années soixante ont insufflé une vie nouvelle à ce domaine, en saisissant les vibrations essentielles d’une approche excitante du design, plus jeune et plus accessible : c’était la décennie du prêt-à-porter et des nouvelles expérimentations, de Rive Gauche, de Courrèges et de Paco Rabanne. Sieff l’a fait en explorant les ressources que lui offraient la pose et le principe de narration. Tout cela se traduisit admirablement par des images dynamiques, animées d’une compréhension sophistiquée des techniques et des pos- sibilités graphiques de la photographie.
Les années cinquante – décennie de formation pour Jeanloup Sieff – avaient été marquées par l’hégémonie de certains styles et approches qui lui ont servi de base pour élaborer avec bonheur les années soixante. Il connaissait bien les photographies de rue de William Klein, à l’impact très fort, et les reportages plus nuan- cés de Frank Horvat : tous deux faisaient alors bouger les paramètres de la photographie de mode. Mais Jeanloup Sieff apprit aussi son métier à une époque où le formalisme extrême d’Edward Weston et les abstractions graphiques d’Otto Steinert étaient des points de référence essentiels et influents. La maîtrise du ton, le rendu lumineux et sensuel des courbes voluptueuses d’un poivron ou des enroulements polis d’un nautile, chez Weston, se retrouvent chez Sieff dans son exploration de la forme et de la texture, aussi bien pour les vêtements que pour les modèles. Les expositions collectives de la Subjektive Fotografie de Steinert (1951, 1954 et 1958) présentaient des expériences nouvelles et étonnantes dans le domaine de l’abstraction photographique, mettant l’accent sur la forme et le motif dans des images d’une grande force graphique. Largement diffusées et commentées, ces images ont influencé toute une génération. Chez le Sieff des années soixante, la maîtrise de la structure de l’image, la virtuosité dans le jeu des ombres et dans la dramatisation des contrastes tonaux reflètent assurément les objectifs programmatiques du père fondateur de la Subjektive Fotografie. Les images de mode que Sieff a réalisées dans les années soixante allaient condenser et développer les diverses leçons puisées à ces sources.
Jeanloup Sieff trouva sa voie dans ses reportages pour Elle et pour Réalités à la fin des années cinquante et dans son travail pour Jardin des Modes au tournant de la décennie. La révélation vint avec son déménagement à New York, en 1961. Il y resta quatre ans, découvrit de nouveaux horizons en répondant à des commandes pour de grands titres des deux côtés de l’Atlantique, dont Esquire, Glamour, Look, Tween et Vogue; il appréciait tout particulièrement la liberté de création qu’accordait Harper’s Bazaar, qui offrait l’environnement le plus stimulant de l’époque pour la photographie de mode. Son style spécifique se fixe à ce moment-là, quand il met au point son répertoire technique. Le plus frappant est peut-être l’adoption d’objectifs grand-angle sur ses appareils 35 mm : son sens aigu de l’espace lui permet alors de composer des images exploitant la distorsion pour obtenir des effets impressionnants. Il maximise les possibilités de la multiplication des plans et accentue la dynamique en remplissant le cadre de façon explosive. Il sait précisément comment guider le regard du spectateur et lui donner le sentiment d’être dans l’image, entouré par l’action et même partie prenante de celle-ci. L’effet spectaculaire est fréquemment renforcé par un récit implicite, par l’intrigue d’une image qui prend le caractère d’une aventure cinématographique. Cette subtilité et cette inventivité sont rehaussées par d’autres qualités importantes qui composent la touche si caractéristique de Sieff, antidote bienvenu à des décennies d’une photographie de mode dominée par un idéal extrêmement formalisé d’élégance aristocratique et de froideur. Humour et sensualité vont être les autres ingrédients primordiaux qui donnent du charme, du caractère et un immense pouvoir de séduction à ses images.
L’humour de Jeanloup Sieff se manifeste de diverses façons. Lorsqu’il met en scène la haute couture, il ajoute très souvent, malicieusement, un zeste de parodie. De nombreux clichés révèlent une pointe d’espièglerie, d’autres font ironiquement référence à l’ambiguïté du support lui-même. Sieff entend nous rappeler qu’une photographie n’est qu’une illusion, une fiction en deux dimensions matérialisée par des pro- cédés photochimiques sur une feuille de papier. Ce n’est pas la réalité, mais un univers dans lequel on n’entre que grâce à son imagination. C’est pour cette raison qu’il place, dans ses clichés, des photographies auxquelles les modèles réagissent, parfois en les déchirant. Il inclut aussi son propre portrait, pose un tirage d’un élégant sujet de mode dans un panier et photographie la nature morte ainsi composée. Dans chaque cas, Sieff superpose son image de mode et un commentaire désabusé sur les processus de médiation des nouvelles de mode et sur les façons dont on peut facilement confondre la réalité et sa représentation.
Jeanloup Sieff appréciait son autonomie créatrice et avait choisi de ne pas se lier à un seul magazine, ni même à un genre unique. Des contextes rédactionnels différents lui donnaient l’occasion de faire des expéri- mentations. Au fil de la décennie, il ajouta donc à son portfolio des commandes pour d’autres titres, dont les magazines anglais novateurs Queen et Nova. Une constante : le plaisir qu’il éprouvait à photogra- phier de belles jeunes femmes, soit comme mannequins de mode, soit comme nus érotiques. Ses photographies de mode sont baignées de son appréciation sensuelle des modèles. Ce trait est d’ailleurs par lui-même le signe d’une réévaluation des priorités dans la photographie de mode des années soixante : le sex appeal est devenu plus important que les codes conventionnels de statut social qui avaient dominé jusqu’alors dans les magazines. Lorsque Jacques Dutronc chante, en 1967, « J’aime les filles… », il situe quelques-unes d’entre elles dans les « magazines ». Il proclame ainsi la force libératrice et égalitaire assumée par la mode, en grande partie grâce à la vitalité iconoclaste insufflée par des personnalités décisives comme celle de Jeanloup Sieff.
Philippe Garner