On entre dans les années quatre-vingt-dix. Après les années Sida, tout le monde s’est arrêté de danser. Jeanloup Sieff aussi, lui qui aimait tant photographier la danse et les danseurs. Sa photo va suivre le mouvement de la « non-danse » de cette époque.
Regardez cette photographie de Catherine Deneuve, seule dans les jardins du Luxembourg. Il fait froid. La star serre ses bras contre son corps, dévisageant le photographe d’un regard franc qui écrase les lunettes noires rabattues sur son nez. Il fait vide. Le cuir de la veste est toujours aussi chic, mais on ne danse plus. Catherine ébauche un faible sourire. Au premier plan se détachent une sobre tasse de thé blanche et sa théière, tout aussi blanche.
Certes, les images de Jeanloup Sieff, même ses nus érotiques, m’ont toujours semblé des paysages tristes. La décennie qui s’ouvre va sans doute renforcer le sentiment de nostalgie, de perte, de légère fin du monde qui flotte sur ses images, mais sans aucune gravité, avec au contraire beaucoup de bienveillance – celle d’un cœur d’or qui palpite sous les élégants contrastes de son noir et blanc très chic. Mais je m’interroge. Jeanloup Sieff a-t-il vraiment cessé de danser durant la décennie stridente et dépecée de Nirvana, de Margiela, de Lynch et de Nine Inch Nails ?
Si l’optimisme, les élans visuels, les grands angles escarpés et puissants des années soixante ont disparu de sa photographie, l’obsession stylistique des années soixante-dix et quatre-vingt est toujours active, même si elle est plus discrète. Le photographe n’a rien perdu de son sens ultra précis de la composition (architecturale) : la manière (l’élégance) dont la femme occupe par son corps un espace (celui du regard masculin) reste son sujet photographique. Cela comprend la chute des vêtements, le regard, la pose des mains, et puis cela glisse sur tout le corps et s’échappe en ligne de fuite vers les murs, l’architecture ou la nature. Son image reste une anti-chorégraphie érotique, une musique de noirs et de blancs, d’ombres et de lumière. Cela danse encore et toujours, comme un bal au petit matin où quelques couples restent enlacés dans le silence et les bruits de la ville qui montent, comme dans un dernier récit de Duras, ou comme dans les ultimes chansons de Gainsbourg, plus froides et métalliques.
Cela danse encore dans ses images, mais plus « juste » : avec plus de simplicité et moins d’effet. Le photographe est sûr de son regard. Il photographie la femme, ou les traits d’un visage : il en fige le mouvement par les ombres et les lumières, et cela suffit. Il en cherche l’accord, la note essentielle. Mais il sait désormais que l’on ne peut qu’échouer ou manquer ce moment, mais que l’ échec même en est au plus près. Il ne veut plus capter l’air du temps, ni s’y plier ou s’y inscrire. C’est peut-être qu’il pense avoir rejoint cette « non-danse » des extrêmes (du noir et du blanc) qui composent ensemble une chorégraphie silencieuse du corps ou du visage dans l’espace. Espace physique, mais aussi espace du désir.
Ce n’est pas que Jeanloup Sieff ne danse plus, dans une décennie de la désillusion, de la déconstruction. C’est que son image capte enfin les mouvements imperceptibles de l’ombre et de la lumière. Comme dans ce portrait d’une femme s’appuyant sur La Cathédrale d’Auguste Rodin, faite de deux mains jointes, symbole de l’acte créateur. Une femme est venue s’appuyer au dos de cette sculpture de marbre avec la vitesse et la délicatesse de la lumière. C’est cela le mouvement imperceptible qui fige le temps, comme ces mains de marbre blanc se repliant sur elles-mêmes, comme le regard de cette femme.
Olivier Zahm