Souvenir d’un officier Pied-Noir en Algérie :
Un service militaire pas comme les autres.
J’étais plus préparé qu’un autre en mars 1960 quand j’ai été incorporé directement à l’école militaire d’infanterie de Cherchell qui se trouve à environ 50 km à l’ouest d’Alger. Je dis plus préparé car je suis Pied-Noir, né à Alger de parents et de grands-parents tous nés en Algérie. Famille de Pieds-Noirs de la première heure, mes grands parents maternels Alsaciens, les Schnell sont arrivés en 1870 et ma grand mère Henriette est née à Blida en 1882. Mes grands parents paternels Pyrénéens les Laffont sont arrivés 10 ans plus tard et mon grand père Amédée est né à Philippeville en 1883. Quand ma grand mère maternelle est arrivée a Casablanca, le port n’existait pas et un marocain l’a portée de la felouque à la plage sur ses épaules.
Quand à moi, si j’ai été élevé au Maroc où mes grands parents maternels avaient une ferme entre Casablanca et Rabat, j’étais balloté entre le Maroc et l’Algérie où j’ai passé les années de la seconde guerre mondiale. C’est ainsi que je parle l’arabe dialectal et que j’ai en moi un amour profond pour ces deux pays.
J’avais fait l’Ecole Photo des Arts et Métiers de Vevey (Vaud) en Suisse. Étant sursitaire et me trouvant près de Chambéry, j’ai profité du programme de la Préparation Militaire Supérieure qui m’était offert par le consulat de France à Lausanne. Je suis sorti major de cette PMS ce qui m’a valu d’être incorporé avec le grade d’Aspirant.
Embarqué à Marseille, je suis arrivé à l’Ecole Militaire d’Infanterie de Cherchell (EMIC) le 3 mars 1960. Si j’arrive à l’école de Cherchell avec un Leica autour du cou je ne vais pas le porter souvent.
Le premier parcours du combattant restera mémorable. Les marches de nuit sont interminables, les marches forcées, les “rallyes“, les “nomados“, sont des tas d’épreuves physiques qui vont se succéder pendant six mois pour faire de nous des officiers qui seront capables de faire 50km topos sur la carte soit plus de 100 kms par jour dans les montagnes, et les djebels. Nous trimbalions en permanence 25 kilos sur le dos comprenant un paquetage de vêtements secs, la toile de tente, une couverture, articles de toilette, et une ration. Nous portions le casque lourd, une arme et les “brelaches“ qui sont un arrimage réglementaire de bretelles au ceinturon pour supporter les munitions, les grenades, et la gourde. Sur le terrain de nuit comme de jour nous apprenions à faire des embuscades, etc.. Bref, nous apprenions notre future fonction d’officier en Algérie.
Le 14 juillet, comme l’exige la tradition militaire était l’occasion de montrer la promotion sortante dans les rues de Cherchell devant la population. L’officier de presse de l’école m’a demandé de faire des photos de ces cérémonies et de photographier l’Ecole, photos qui allèrent aux archives de l’EMIC. Nous avons eu la visite du général De Gaulle le 11 décembre 1960. J’apprenais à faire du reportage.
Après avoir été maintenu six mois à l’EMIC comme officier de Presse, le 16 février 1961 j’arrivais à Mascara. J’allais me présenter au commandant du 158e bataillon d’infanteries du secteur de cette ville. C’était mon affectation finale en Algérie, j’y resterai jusqu’à ma démobilisation. Je prenais le commandement de la deuxième section qui était une harka basée à Dublineau, une bourgade de quelques habitants à 15km au nord. La question me fut posée : “Vous êtes Pied-Noir ? – Oui et tous mes parents sont nés en Algérie, et je vis chez ma mère au Maroc, à Casablanca.“
Ma harka comprenait des appelés : deux sergents, deux caporaux et un simple soldat comme radio. Le gros de ma troupe était constitué d’une quarantaine de harkis dont un sergent et deux caporaux qui parlaient assez bien le français. Ils comprenaient bien mon arabe et nous avons tout de suite eu de bons rapports. Notre harka occupait deux baraquements à la limite du village. J’avais pour chambre une pièce sans fenêtre qui avait du être un petit magasin. J’y trouvais un lit de camp et une armoire à glace qui me servit à faire un auto portrait pour envoyer plus tard à la famille.
Le terrain de la région était extrêmement accidentée et fait parti de la chaîne des Béni Chougranes qui n’est pas très haute mais est constituée de talwegs profonds et escarpés. Le sol est argileux, très dénudé sur les hauteurs à cause de l’érosion du à la déforestation.
Une semaine plus tard, une jeep et un 4X4 de la gendarmerie vint me prendre, on mit une heure à monter par une route défoncée et souvent inexistante pour arriver au douar de M’Zaourat. Le chef du village avait été égorgé cette nuit là.
Toute la population 150 personnes environ dont un tiers d’enfants, était prostrée dans leurs mechtas. Ces pauvres gens étaient effondrés et apeurés, leur désolation et pauvreté étaient si évident.
Après concertation de toutes les autorités, il fut décidé que je resterai à M’Zaourat pour y construire un poste faire acte de présence, surveiller et renforcer l’auto-défense dérisoire qui avait été mise en place trop sommairement.
La tâche à accomplir était très grande, nous avions d’abord besoin d’une route. J’obtins des fonds pour embaucher les hommes de mon douar afin qu’ils participent aux travaux et en plus ils ramenaient de l’argent pour leurs familles. Pratiquement tous les hommes capables de travailler furent volontaires. Les travaux de la route durèrent plus d’un mois et les véhicules pouvaient monter facilement et par tous les temps au poste.
La légion m’envoya une section disciplinaire de Djenien Boureg qui était leur bagne aux portes du Sahara. Je dirigeais les travaux et les légionnaires savaient tout faire, vite et bien. Les murs des ruines furent relevés, les toits remis en place. Il y eu deux grandes pièces pour le logement des harkis, un petit foyer salle à manger pour mes sous-officiers et moi. Nous avons construit aussi l’obligatoire tour de garde qui dominait le poste et le village et il y avait tout en haut un harki de garde 24 heures sur 24. Le drapeau français flottait désormais sur la région.
J’ai su que le douar n’avait aucune ressource, en 1924 le cadastre était passé par là, et avait décidé que la route nationale passerait par la vallée pour rejoindre Mascara. Plus personne n’est revenu depuis pour s’occuper de cette petite population. La seule richesse était les crottes de leurs chèvres et de leurs moutons, ils les ramassaient à la main, en faisaient des tas, et quatre fois par ans, ils descendaient ce fumier à dos d’ânes pour le vendre aux colons qui cultivaient les orangers et les citronniers dans la vallée.
Très touché par l’histoire des vieux qui n’arrivaient pas facilement à recevoir leur maigre pension de l’Etat, j’ai eu une initiative heureuse, j’ai fait embarquer dans notre GMC un matin à 7h la vingtaine de vieux qui pouvaient toucher de l’argent. Nous sommes arrivés à Mascara à l’ouverture de la poste, et j’ai supervisé les versements, à midi nous étions de retour au douar.
Plus tard le vaguemestre payeur de la région, s’est enfin déplacé, et grâce à notre nouvelle route il est ensuite venu régulièrement tous les mois. Tout cela fut très apprécié par les villageois.
Il y avait aussi la question sanitaire. Certains hommes et femmes et la plus part des enfants du village étaient chauves très jeunes à cause de la teigne, il y avait beaucoup de blessures infectées, et toutes sortes de maux d’oreilles, des yeux, et aussi des respirations sifflantes. J’ai fait venir le médecin militaire régulièrement et toutes les familles sont venues consulter le toubib. Ce fut un succès considérable,
Le poste était terminé et les beaux jours arrivant, je redemandais l’aide de la Légion pour construire une petite école.
Notre école manquait de tout, j’ai fait des démarches pour avoir des tables et des bancs et deux tableaux. Pour le reste, je suis allé acheter sur ma solde, et avec plaisir, à Oran, tout ce que j’ai pu trouver comme cahiers, crayons, papiers de toutes sortes, des craies, et beaucoup de livres d’images, de lettres et de chiffres, les cartes de géographie et de jolis posters montrant des scènes urbaines et rurales. On m’attribua un instituteur Corse, et tous les gamins du douar se ruèrent à l’école.
Les populations dont j’avais la garde, n’ont jamais entendu parler des putschs ni de la situation politique qui se détériorait à Alger et encore moins du referendum.
Le cessez-le-feu du 19 mars nous a tous surpris. Je ne saurais décrire la tragédie que fut pour moi l’ordre qui tomba à la radio : “Vous allez aujourd’hui abandonner le poste, le démanteler, et vous replier sur Josette Piton ce soir.“
Abandonner ce qu’on a fait, le détruire, amener le drapeau une dernière fois, et laisser ces pauvres gens livrés à eux mêmes me fut une épreuve terrible que je n’ai jamais oubliée.
Juste avant mon départ le 21 mars il m’a fallu expliquer aux harkis leurs choix : soit ils étaient démobilisés avec une certaine somme d’argent et restaient en Algérie, soit il pouvaient venir en France mais seuls, ils ne pouvaient pas prendre un membre de leur famille avec eux. Un choix odieux, inacceptable et qui n’en était pas un. Mon cœur était lourd, je souffrais pour eux.
Notre séparation fut brutale, le 22 mars je recevais l’ordre d’embarquer à Oran pour rentrer en métropole et rendre mon uniforme.
Le 30 juillet une lettre m’annonçait qu’ayant “créé une enclave de paix dans une région particulièrement difficile, par mon action auprès des populations, l’installation d’une école et d’un centre médico social, j’avais contribué à améliorer les conditions de vie de mon douar“… Je recevais pour cela la croix de la valeur militaire avec citation à l’ordre du régiment.
Le 16 août 62 j’ai reçu une autre lettre disant que j’ai été nommé Lieutenant de réserve. Mon père rentrait d’Algérie à la même époque pour s’installer à Antibes et recommencer sa carrière à zéro. Il avait 60 ans. Je retournais au Maroc chez ma mère et commençais ma carrière de photographe. Je pense toujours à chacun de mes harkis.
JP Laffont, NYC le 21 juin 2012