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Jean-François Spricigo : « Aucune image ne m’obsède si ce n’est celle de mes peurs »

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C’est une invitation aux voyages intérieurs du photographe belge Jean-François Spricigo que la A.galerie propose à Bruxelles : dialogue avec les animaux, confrontation avec les éléments, rencontres vibrantes, en noir, blanc et couleurs. Le photographe a répondu à L’Œil de la Photographie. 

Vous parlez de « l’art de l’instant, d’instinct éclairé ». Comment s’y prépare-t-on ? Comment « synchroniser » cette rencontre entre le sujet, le lieu, le moment et soi-même ?

Le plus difficile à envisager c’est qu’il n’y a rien à faire. Se préparer c’est déjà restreindre l’instant à prendre une direction qui satisfasse nos capacités mentales. Le réel excède de loin toute formulation qui vise à le contraindre. Sa beauté tient à l’immanence de son expression même. La reconnaître c’est faire œuvre de paix avec son environnement, et parfois cela peut enfanter d’une création qui ne s’encombre pas de narcissisme.

Rien n’est plus ambitieux que de se rendre compte de l’intensité de l’instant. Y ajouter sa propre problématique, c’est réduire la situation à une forme de névrose. Pour se « synchroniser » comme vous dites, l’observation bienveillante me paraît un vecteur d’approche pertinent.

Avez-vous des images en tête qui vous obsèdent jusqu’à ce que vous les réalisiez, des thèmes que vous tenez aborder ?

Aucune image ne m’obsède si ce n’est celle de mes peurs. Et ce ne sont que des images, des mirages dans nos esprits qui font passer les apparences pour plus importantes que les faits. L’image n’a en soi aucune importance, tout symbole est un leurre quand on le veut déterministe. L’image peut éventuellement faire sens quand elle pointe non pas vers elle-même ou son auteur, mais vers le réel à explorer – comme un trou de serrure ne dit au final que très peu de la pièce qui se trouve derrière. Pour prolonger la métaphore, l’image irradie sa fonctionnalité libératrice quand elle assume son rôle de clés pour ouvrir la porte vers l’infini d’un réel non conditionné. Sans cela elle ne conduit qu’à un trompe-l’œil, là aussi égotique.

Beaucoup de vos photos évoquent la solitude, le silence. Êtes-vous solitaire ?

Quelle autre générosité à offrir à une relation que la tranquillité de notre solitude ? Celle qui cesse enfin de revendiquer son manque de quelque chose. La pleine présence est merveilleuse. En cela les animaux me sont d’une inspiration indéfectible. Leur pugnacité à vivre quelle que soit la précarité de leur situation, et leur troublante tranquillité au moment de mourir, tout cela m’offre la sérénité d’une approche singulière, une foi holistique affranchie de toute forme de dogme, religion ou appartenance idéologique.

Hiko, un ami chien, m’a autant sauvé la Vie que fait prendre conscience que ma vie ne m’appartient pas – on ne « possède » pas la vie – et néanmoins la nécessité de la respecter. Il m’a révélé avec tendresse et simplicité que l’essence de mon cheminement ne tient pas à mon existence en soi mais à la disponibilité à la Vie qui la traverse.

Il est mort le soir de mon premier vernissage, comme une passation nécessaire, une maturation qu’il me fallait désormais acquérir seul car nul ici ne peut prétendre à l’éternité, mais nous pouvons offrir à tous l’intensité et la sincérité de l’instant.

Qu’est-ce qui vous rend heureux ? Et triste ?

Au risque d’un excès de romantisme, dites-moi ce qui peut détrôner l’amour pour envisager le bonheur ? Bien sûr j’entends le vrai amour, pas celui qui compense ou l’autre encore qui se veut héroïque. Un amour sans otage, un amour non exclusif mais inconditionnellement inclusif. Un amour libre (pléonasme…), joyeux.

Pour ce qui est de la tristesse – à laquelle j’ai été et suis encore trop candidat – il s’agit essentiellement de mon manque de perspective. Par exemple chaque fois que je décide que le monde est injuste car le ciel devrait être vert et l’herbe bleue.

L’affectif est une zone privilégiée pour la confusion, cependant l’« autre » – peu importe sa forme – incarne avant tout un magnifique révélateur et un privilège à rencontrer pour mieux se rencontrer.

La photographie nous permettrait de nous libérer de nos fonctionnements de protection ? En allant voir, en cherchant ? Comment ?

Pour ceux auprès de qui cela résonne bien sûr, j’imagine que la course à pied, la sieste ou la cuisine ont les mêmes vertus. Il est important d’avoir bien conscience qu’il ne s’agit que d’un moyen, le déterminer comme un but conduit inévitablement à s’égarer dans la servile volonté de performance. Combat perdu d’avance, et comme tout combat, son issue reste binaire.

« Aller voir », comme vous l’écrivez, me parle, nous pouvons même enlever le « voir » pour déjà s’enthousiasmer d’« aller ». La vie est une formidable ballade (et dans ce cas les deux L sont de rigueur). En ce qui concerne le « comment », il est préférable que chacun cesse de suivre les conseils des uns et des autres. À supposer qu’il y ait une réponse, elle est déjà là. Suivre qui que ce soit est la meilleure façon de se priver d’une partie du paysage.

« Le photographe doit décider s’il veut montrer ou s’exprimer sur ce qu’il montre ». Qu’exprimez-vous de vous-même à travers vos photos ? Et qu’est-ce que délibérément, ou pas, vous ne montrez pas ?

J’exprime avant tout ma limite. J’apprends, pas à pas, à ne plus en ressentir de la honte mais à l’aimer, ainsi les frontières s’estompent. J’essaie aussi de ne pas me satisfaire de séduire. Après une vingtaine d’années à appuyer sur un bouton, c’est un minimum de pouvoir produire une « bonne » image. Je m’emploie à être sincère avec l’étonnement, ne pas le feindre par le truchement strict d’un savoir-faire. En ce sens la disponibilité à l’accident contient souvent un inattendu salutaire. Petite rectification, la citation en ouverture de votre question n’est pas de moi mais de Robert Delpire.

« Les animaux, je les vois, ils me voient, on se parle. Ils ne sont rien d’autre que ce qu’ils sont ». Qu’est-ce qu’ils vous disent que les humains ne diraient pas ? Comment se parle-ton sans les mots, sachant que les mots sont importants pour vous ? Etre juste ce qu’on est, n’est-ce pas le ‘travail’ de toute une vie ?

Les animaux me confient toute la beauté du monde et me suggèrent de me recentrer sur le « jeu » plutôt que le « je ». Les végétaux aussi d’ailleurs, la nature toute entière, et nous n’en sommes évidemment pas exclus. Nous exigeons tellement une hiérarchie constante pour croire en notre importance. Dans la nature il n’y a pas besoin de se revendiquer important, l’état sauvage est implicite à vous considérer indispensable à l’équilibre de l’ensemble. C’est une évidence que l’on se refuse, mais vous aurez néanmoins remarqué combien il est rare que les agences de voyages structurent leur campagne publicitaire autour d’un visuel de parking ou d’HLM.

Concernant votre question sur un langage non verbal, dites-moi si un amant bavard au moment de l’étreinte ajoute ou enlève quelque chose à l’évidence de l’échange entamé par la peau ? Sur la valeur des mots, il m’apparaît pertinent d’évoquer l’approche qui consiste à dire que le mot n’est pas la chose. Il pointe vers le sens mais n’est pas le sens, ce dernier se formule selon le pressentiment et l’écoute de chacun. Bien sûr le mot a une énergie, mais celle-ci est surtout activée en proportion de l’intention de celui qui l’investit.

Être juste ne doit pas non plus devenir un objectif, sinon la justesse se confond avec la vaine perfection. Ça ne peut donc être un travail de toute une vie, c’est simplement la Vie.

S’ancrer, aller voir, pour ce rapport au réel qui vous est indispensable, dites-vous. Quelle serait votre recherche ? Qu’est-ce qui vous permet de vous ancrer ? Comment vous ressourcez-vous, si besoin en est ?

J’essaie d’arrêter de chercher, je ne tombe que sur mes questions. Par contre j’apprends à être curieux sans me montrer avide. Respirer participe à l’ancrage et aimer galvanise la capacité de mouvement qui n’a rien à voir avec l’agitation ordinaire liée au bavardage de nos angoisses. Je me ressource chaque fois que je cesse de croire qu’il me manque quelque chose. Je me ressource aussi bien sûr auprès de ceux que j’aime, tant ils me renvoient la joie que nous partageons à « être », ensemble.

Est-ce que vos photographies montrent le réel ?

Il y a ce trouble flou, une vibrance qui fait forcément appel à une part d’imagination.
S’agit-il de montrer la réalité d’une émotion, furtive ou pas ? Je fais ce que je peux pour prolonger non pas à ce que je vois, mais ce que j’expérimente. C’est donc déjà un premier tamis. Je vous propose mon expérience du réel, mais le réel fort heureusement ne se laisse pas emprisonner, il ne supporte pas le passé. Il en subsiste l’écho, l’empreinte d’un animal mythique dans une forêt de songes.

Même s’ils ne sont pas comparables, une photo peut-elle exprimer autant qu’une musique, ou que des mots ?

Pour ma part la musique des mots – quand ils s’osent à la poésie – ou d’une mélodie, déconnecte immédiatement mon mental. Les mots explicatifs ou la photo qui prétend documenter me concernent moins, même si bien sûr cela exprime quelque chose.

« L’imaginaire est la part la plus étroite de la vision, la liberté c’est le réel ». Ne pas s’emprisonner dans la quête sans fin du rêve inaccessible ? Pouvez-vous développer ?

Le rêve est fondamentalement confortable, et par essence se vit endormi, je lui préfère le dynamisme et la lucidité de la pleine conscience. Bien sûr, je suis comme tout le monde, pétri de rêves qui entretiennent mon côté Caliméro qui n’en demandait pas tant.

Quels sont les artistes – peintres, musiciens, écrivains, photographes…- qui vous inspirent ? Et en dehors d’eux, quelles « personnes » seraient susceptibles de vous « porter » ?

Je dois admettre ne pas être très réceptif à l’ensemble des arts visuels. Comme exprimé plus haut, selon moi l’art doit pointer vers le réel, et non chercher à le remplacer. J’espère ne pas passer pour un râleur, je pense sincèrement ne pas l’être (trop). La musique par contre est un langage qui me bouleverse, Schubert, Schnittke, Brel, tous ceux que j’oublie, les chants des forêts et des mers, et de toute évidence le silence.

Concernant les écrivains, je suis d’une haute médiocrité en littérature, je pense ne pas avoir lu un livre ces cinq voire dix dernières années. Je n’en fais pas une fierté, juste un constat. Cependant, chaque fois qu’il m’est offert de croiser l’incandescence de la relation au monde d’un Thoreau, Krishnamurti, Camus, Emerson, Nietzsche, et tous les auteurs que mes amis me font le bonheur de partager, ça me procure un vertige propice à réenvisager ma propre pesanteur. Récemment mon formidable galeriste Didier Brousse m’a parlé du livre « les îles » de Jean Grenier, quel cadeau !

Pour ce qui est d’être porté par d’autres personnes je suis un grand privilégié car ceux qui m’honorent d’être proches sont des êtres infiniment doux, inspirants, intelligents et généreux.

Une photo a-t-elle besoin d’un titre, d’un mot qui l’accompagne ?

Non, c’est une forme de coquetterie d’en ajouter, une énième façon de forcer le sens, ça n’est pas nécessaire. Même si je suis le premier à le faire si je me mets à vouloir passer pour un malin.

« La photo a du sens. » Quel est son sens ?

Celui que lui prêtera le spectateur, j’évite d’être le policier de la pensée des autres, je me surveille déjà bien suffisamment.

Y aurait-il quelque chose de thérapeutique dans votre travail photographique ?

J’espère ne pas prendre en otage le regard de ceux qui me font le privilège de se pencher sur ce que je fais. La dimension psychologique à tout prix chère à notre société me semble souvent vaine et misérabiliste.

Donc je ne dirai pas thérapeutique, je préfère l’envisager simplement comme un élan.

Qu’est-ce que la beauté, pour vous ?

La confiance.

Quel est votre moteur ?

La vie.

Comment voyez-vous l’état chaotique du monde actuel ? Vos espoirs, vos actions, vos inquiétudes ?

Souvent cela me met dans des états de tristesses et de colères indescriptibles. Ensuite je me rends compte que les évènements vécus dans le tragique ne le sont que parce qu’ils réactualisent des problèmes et inquiétudes non résolues en moi. Vous ne pouvez pas être blessé par ce qui est extérieur à vous-même.

Je trouve globalement que le langage ordinaire de la communication urbaine s’apparente à une forme plus ou moins élaborée de mensonge. La plupart des humains sont extrêmement anthropocentrés et focalisés sur tous les -ismes qui peuvent leur servir (tout en croyant les servir…) à s’identifier pour mieux réclamer tout et son contraire.

Cependant, malgré cette introduction peu engageante, je ressens une foi indéfectible : la Vie nous aime. Certes, ça vous fait une conclusion fleur bleue, mais à y regarder de plus près, c’est la plus subversive et optimiste que j’ai rencontrée – et d’ailleurs elle ne conclut rien, elle ouvre.

 

Propos recueillis par Cilou de Bruyn

Cilou de Bruyn est auteure et consultante en photographie. Elle vit et travaille à Bruxelles, en Belgique.

 

Jean-François Spricigo www.joug.org – est représenté par la galerie Camera Obscura à Paris. www.galeriecameraobscura.fr

Jean-François Spricigo, Voyage d’hiver
Jusqu’au 20 février 2018
A.galerie
Rue du Page, 25
1050 Bruxelles
Belgique

Livre :
Toujours l’aurore
Publié par les Éditions de L’œil

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