Coup de tonnerre dans le monde des agences : James Nachtwey vient de quitter VII. L’information a été publiée hier dans le British Journal of Photography. C’est donc sans James que l’agence fêtera à Visa son dixième anniversaire. Son ami et ancien compagnon de route Alain Mingam nous a donné ce texte qu’il venait d’écrire sur Jim.
Considéré comme parmi les plus grands photographes de guerre vivant, « Anti-guerre » préfère toujours rectifier James.
Sous l’apparence d’un calme olympien quelle que soit la menace des armes, cet homme de caractère met tout son amour-propre au service d’une seule exigence : restituer par l’image leur dignité à toutes les victimes des guerres oubliées ou recommencées de Grozny à Ramallah ou Kandahar.
Face à la banalisation de toutes les violences qui submergent en boucle le téléspectateur ou l’auditeur, les images de James Nachtwey arrêtent le temps et s’incrustent dans la mémoire de chaque citoyen du monde, tels des remparts inespérés contre le linceul de l’oubli. La photographie d’un adolescent au visage balafré de coups de machette au Rwanda ou celle d’une femme digne et terriblement seule sous sa « burqa » dans un des cimetières désertés de Kabul.
Avec une obstination qui parfois agace, mais avec une passion intacte, James Nachwey se veut toujours un témoin engagé et assume sa volonté de toujours « être le porte-parole de toutes les victimes ».
Faire « parler »ses images à leurs places pour mieux les faire « entendre », plaider leurs détresses de Mostar à Jérusalem ou Jenine et hurler à la face du monde leur deuxième mort quand la presse les oublie.
James est fidèle à sa conviction première : faire la guerre …à la guerre .
La démarche toujours lente et empreinte de pudeur de James crée un respect réciproque avec les personnes photographiées. Sur le terrain, il a souvent une attitude plus que symbolique : James met souvent un genou à terre pour rendre plus proche de nous des mères et leurs enfants mourants de faim au Soudan. En Roumanie, nous découvrons des gamins abandonnés dans des mouroirs sans nom, et en ex-Yougoslavie, des enfants amputés à jamais par la barbarie ethnique.
A Port –au –Prince, il a réalisé une des photos les plus terribles du tremblement de terre : une femme enterrée vivante avec les bras au ciel comme un dernier appel au secours d’un peuple damné de la terre.
A travers l’oeil de son viseur, James Nachtwey nous prête son regard pour mieux saisir ce qui leur reste : un souffle de vie pour clamer leur droit de survivre et interpeller de leurs yeux exorbités la justice du monde.
Pour que demain comme par le passé la moindre publication d’une de ses images sur papier ou à l’écran atteigne en plein cœur notre conscience de nantis.
« J’espère que ceux qui regardent mes photos reconnaissent à travers ses souffrances la dignité de l’être humain même dépouillé de tout » atteste l’ancien photographe de l’agence MAGNUM et co-fondateur de l’agence VII .
Du Kosowo à la Palestine ou en Afghanistan jamais ne perce dans les reportages de l’envoyé spécial de « TIME » depuis 1984 la moindre lassitude ou accoutumance à l’horreur, qui atténueraient la force de son témoignage, en le rendant coupable aux yeux de certains de faire commerce des tragédies humaines vécues.
Cette idée l’obsède, avec une candeur entretenue, diront certains, mais tout comme continue de l’insupporter avec une égale détermination l’obscénité de la mort, ne serait que d’un seul être.
Car son vrai courage, qui est tout autant éthique que physique le pousse tout naturellement à toujours d’être au cœur de l’événement.
C’est la clarté et la force de ses convictions d’homme qui font la puissance et l’équilibre de ses cadrages criant de vérité.
Adepte du 35 mm, et opposant déclaré à l’usage du téléobjectif, James Nachtwey fait de son propre corps en mouvement le seul « zoom » naturel de son étonnante acuité visuelle pour se retrouver toujours « right in the middle », en plein milieu de combats ou d’exécutions à Kunduz, Djarkarta, Kabul ou Ba ngkok, quand le danger, la peur, éloignent parfois certains.
James Nachtwey ignore ce qu’est l’autocensure. Car le citoyen américain qu’il est, laisse d’abord s’exprimer le photographe pour ne jamais s’interdire la moindre opportunité d’une image, fut-elle dérangeante pour la pensée hégémonique de son propre camp.
Il est en cela héritier d’une tradition de liberté de pensée et surtout de photographier depuis le temps de la guerre de Sécession en 1862 quand Mathew Brady, cité par François Robichon dans « Comment voir la guerre » faisait dire au New York Times : « qu’il avait apporté à la maison la terrible gravité et réalité de la guerre ».
Il serait tentant de dire que James Nachtwey ne peut pas voir la guerre…en peinture, tout comme les scènes de genre qui ont ponctué trop souvent les principaux conflits qui se sont succédés depuis. C’est pour cette raison essentielle qu’il préfère l’usage du noir et blanc, malgré une maîtrise, parmi les plus reconnues, de la couleur dont il fit la démonstration cinglante une fois de plus dans les décombres du » World Trade Center » le 11- septembre 2001
James Natchwey ne fait pas juste des images. Il essaie de faire des images justes qui , de par leur force, la rigueur de leur composition originale empêchent tout détournement de sens, et le moindre effet de compassion. Dans une époque qui justifie une extrême vigilance depuis toutes les manipulations accumulées de l’information jusqu’aux plus flagrantes sur la dernière guerre du Golfe, il se fait l’avocat parfois intransigeant mais totalement sincère de sa propre démarche pour mieux faire respecter et le cadrage et la légende d’une image contre toute récupération pratiquée par les gouvernants de la planète ou toute presse aux ordres.
L’homme qui a toujours eu besoin, selon ses propres termes, « de se convaincre lui-même de devenir photographe de guerre avant de convaincre le monde », du bien fondé de son choix, a gardé toujours intacte la foi inébranlable de ses débuts dans la justification de sa passion de témoin privilégié.
Sur les traces de William Eugène SMITH, de Robert CAPA ou de Larry BURROWS, dont les images lui ont appris le fossé entre la réalité et le discours des politiques, James se veut leur digne héritier pour poursuivre leur combat contre l’insupportable .
Il pourrait aujourd’hui reprendre à son compte la célèbre apostrophe à l’opinion publique américaine de David DOUGLAS DUNCAN dans son dernier ouvrage sur la guerre du Vietnam : »This is war. I protest »
«Nous avons l’art pour ne pas mourir de la vérité » a écrit Nietsche.
Nous avons les photographies de James Nachtwey pour nous empêcher de sombrer dans la mort lente de l’indifférence.
Œil témoin, cœur témoin pour provoquer l’espoir de la solidarité contre l’oubli.
L’antidote à toutes les guerres.
Car les photos de James Nachwtey font de nous tous des « guetteurs de paix en état de vigilance . Pour défendre comme le disait Albert Camus l’homme révolté « La solidarité des hommes se fonde sur le mouvement de révolte et celui –ci, à son tour, ne trouve de justification que dans cette complicité »
En quittant aujourd’hui l’agence VII, à la création de laquelle il participa avec passion en 2001, James Nachtwey prend une nouvelle fois en main son destin de photographe.
Alain Mingam
World Press Photo Contest President of The Jury 1996.
World Press award for “Afghanistan / execution of a treator1982”