« Depuis que je suis petit, j’ai une espèce de maladie : toutes les choses qui m’émerveillent s’en vont sans que ma mémoire les garde suffisamment », écrit Lartigue dans son journal de l’année 1965. Il n’en faut pas plus à Lartigue pour glaner et collectionner dès l’âge de huit ans et pendant quatre-vingt ans des milliers d’instants fugitifs.
Ce n’est qu’en 1963 que Jacques Henri Lartigue – qui a déjà soixante-neuf ans – expose pour la première fois au Museum of Modern Art de New York quarante-trois des quelque 100 000 clichés réalisés au cours de sa vie. La même année, le magazine Life lui consacre un portfolio qui fait le tour du monde. Il devient alors immédiatement célèbre pour ses clichés noir et blanc de la Belle Epoque et des années folles (femmes élégantes au Bois de Boulogne, courses automobiles, début de l’aviation… etc.).
À son grand étonnement, Lartigue le dilettante devient du jour au lendemain l’un des grands noms de la photographie du XXe siècle, lui qui se croyait peintre. L’exposition Lartigue, la vie en couleurs, présentée à l’Isle-sur-la-Sorgue du 28 octobre 2017 au 18 février 2018, dévoile un pan inédit de son œuvre. Bien que la couleur représente plus d’un tiers de la totalité de ses clichés, celle-ci n’a été que rarement montrée ou exposée en tant que telle. C’est ainsi une réelle découverte, non seulement parce que les photos présentées le sont pour la première fois ou presque mais aussi parce qu’elles révèlent un Lartigue inconnu et surprenant.
Lartigue a pratiqué la couleur à deux périodes de sa vie. De 1912 à 1927, il s’essaye aux autochromes. Ils sont rares et précieux. Cette exposition en comporte une trentaine sur les quatre-vingt-sept conservés à la Donation Lartigue. Avec l’enthousiasme de la jeunesse (il a dix-huit ans) et une fascination pour les « nouvelles technologies », Lartigue expérimente le procédé autochrome, technique alors récemment commercialisée par les frères Lumière. Les plaques de verre de format 6×13, stéréoscopiques qu’il utilise permettent de voir en relief et supposent des perspectives choisies. La couleur, le mouvement et le relief sont autant de manières d’attraper l’insaisissable et la vie. Cependant la lourdeur de l’équipement et la lenteur du temps de pose l’amènent à délaisser cette technique et donc la couleur.
À partir de 1949, soit plus de vingt ans plus tard, il opte pour le film couleur. Après vingt ans de photographie en noir et blanc, Lartigue s’intéresse ainsi de nouveau à la couleur. Avec son Rolleiflex, il privilégie le format carré jusque dans les années soixante-dix tout en pratiquant avec son Leica le format 24×36. Toujours fidèle à lui-même, il continue à documenter sa vie, à enregistrer les moments qui lui sont chers : « Je suis empailleur des choses que la vie m’offre en passant » (journal manuscrit, Paris, 1968). Par exemple, heureux avec sa jeune épouse Florette, il la photographie à maintes reprises.
Ses photographies sont si bien composées qu’on pourrait les croire mises en scène ou retouchées, en un mot « fabriquées » alors qu’elles sont toujours le fruit de la spontanéité et le miroir des plaisirs qu’il prend dans la vie. Pour ce photographe instinctif, la couleur célèbre la joie, la sensualité et se prête, mieux que tout, à la célébration du printemps, des saisons, du ciel et de la beauté sous toutes ses formes sensibles.
Qu’il ait été jeune ou âgé, Lartigue a toujours eu l’esprit juvénile. Rares sont ceux qui conservent leur vie durant une fraîcheur enfantine, une curiosité et un émerveillement comparables. « Lartigue n’a pas vieilli d’une heure depuis sa première photo » écrit l’auteur René Barjavel en avril 1972. Est-ce cela qui explique la modernité évidente de ses photographies ? Une modernité – faut-il le préciser – que la couleur exacerbe au point de lui donner une sensibilité quasi contemporaine. Preuve supplémentaire, si elles datent bien des années cinquante ou soixante, ses images ne sont jamais nostalgiques pour autant. Leur énergie n’est pas celle du passé et Lartigue est définitivement une « créature du futur ». « Conscientes de la responsabilité qu’il y a à exposer plus d’une centaine de photographies inédites et dans le souci de rester fidèles à Lartigue, nous avons opéré notre sélection à partir des choix de Lartigue lui-même », expliquent la direction du centre d’art Campredon. Les albums qu’il a réalisés au fil des ans, nous permettent d’en garder la trace. Quelques pages sont d’ailleurs ici exposées.
Martine Ravache et Martine d’Astier
Martine Ravache est historienne de l’art et critique en photographie, Martine d’Astier est directrice de la Donation Jacques Henri Lartigue.
Jacques Henri Lartigue, la vie en couleurs
Du 28 octobre 2017 au 18 février 2018
Campredon centre d’art
20 Rue du Dr Tallet
84800 L’Isle-sur-la-Sorgue
France