Irving Penn, c’est le siècle passé qui défile sous nos yeux, transfiguré par le regard d’un maître. Qu’il photographie les « hommes de boue » de Nouvelle-Guinée, un peintre, un écrivain, un boxeur, une star, des mégots de cigarettes ou une assiette de bouillabaisse à Barcelone, il va au-delà des apparences. C’est un entomologiste qui capture l’âme des êtres et des choses. Son travail sur la lumière semble interrompre le temps. Sa vision du monde a marqué la mode, la publicité. Elle s’est inscrite dans l’histoire de l’art. Une superbe rétrospective lui rend hommage en ce moment au Metropolitan Museum de New York. Un monument à la gloire de l’éphémère devenu éternel.
« Je ne photographie pas ce que je vois. Cela ne m’intéresse pas. Je ne photographie que ce qui m’intrigue. » Ces mots sont d’Irving Penn lui-même, un jour d’automne 1991, lors d’une rencontre à New York. D’entrée, le ton est donné. Irving Penn est alors l’un des photographes contemporains les plus exigeants, sinon les plus torturés, les plus perfectionnistes. Sa rétrospective actuelle au Metropolitan Museum de New York est probablement l’exposition la plus complète jamais réalisée. Le catalogue une somme de 372 pages et 365 photographies. L’histoire de l’œuvre d’un des plus grands photographes du siècle dernier.
Irving Penn est un personnage à part dans la photographie. Loin du bruit et de la fureur new-yorkais, il vit à l’époque retiré dans une ferme de Long Island. Deux ou trois jours par semaine, il se rend dans son studio du bas de la 5e Avenue, « l’hôpital », comme l’appellent ses assistants et les rédactrices de mode. Là, il officie depuis trente ans de la même façon appliquée, scrupuleuse, tantôt dans le silence absolu, rephotographiant à l’infini une image jusqu’à sa perfection. De temps en temps, une dame très belle, l’accompagne, Lisa Fonssagrives, sa femme depuis quarante ans, l’un des plus grands top-models des années 1950 qu’il découvrit sur un plateau d’une de ses photos et dont il tomba immédiatement amoureux. Ils se marièrent trois ans plus tard, en 1950, et eurent un fils, Tom. La séance terminée, ils repartent dans leur ferme où Lisa ne cultive que des fleurs. Parfois – et c’est un honneur – Penn s’attarde dans son studio et invite un visiteur à partager ses sandwiches ou quelques pâtisseries dont il raffole. Rien n’intéresse autant Penn que l’image fixe. Il est entré en photographie comme on entre en religion. Il en a appris tous les dogmes avec ferveur, et il n’est pas rare qu’il s’enferme alors dans son laboratoire des jours entiers pour améliorer l’un de ses fameux tirages au platine.
Irving Penn est né le 16 juin 1917, il y a tout juste cent ans, à Plainsfield, dans le New Jersey. De son enfance, il n’a jamais parlé. Cinq ans plus tard nait son petit frère Arthur, qui deviendra cinéaste. Il étudie le design avec Alexey Brodovitch, le mythique gourou de l’histoire de la photographie. Avec l’argent de ses premiers croquis vendus, il achète un Rolleiflex, mais c’est la peinture qui l’obsède. En 1942, il part un an au Mexique peindre et dessiner. A son retour, il détruit tout son œuvre. Penn s’engage alors dans l’armée, où il fera campagne en Italie et aux Indes. A son retour à New York, il devient l’assistant d’Alexander Liberman, le directeur de Vogue. C’est le début d’une longue, constante et profonde amitié qui ne se démentira jamais. Il est chargé de dessiner les projets de couverture. Un jour, sur les conseils de Liberman, il commence à photographier lui-même ses projets. Le photographe vient de naître.
En 1947, Vogue envoie Irving Penn photographier à Milan, Naples et Rome toutes les personnalités italiennes du monde des arts et de la littérature. Pour l’aider dans ce pays ravagé par la guerre, on lui donne pour guide Edmonde Charles-Roux, la jeune rédactrice en chef du Vogue français. Le voyage durera trois semaines. Pour Edmonde Charles-Roux, ce fut une révélation. « Penn réalisa cinquante portraits formidables. Il contrôlait tout. Pas le moindre clin d’œil, sourire, mimique au modèle. Il était dans un état de transe permanent. » Edmonde Charles-Roux le retrouvera un an plus tard, à Paris, pour la fameuse série des petits métiers. Fasciné par les mille et un marchands ambulants de l’après-guerre, Penn a fait louer un studio de l’école de photo de la rue de Vaugirard. Mais, problème : la timidité et la barrière du langage le rendent incapable d’aller chercher lui-même ses modèles. Qui peut s’en occuper ? Robert Doisneau et son complice, Robert Giraud, seront chargés de la tâche. Pendant un mois, Doisneau et Giraud sillonnèrent Paris dans une somptueuse Packard, attrapant et véhiculant le rémouleur, la marchande de ballons, les ramoneurs… Doisneau raconte encore alors : « C’était un spectacle étonnant, la rencontre de cet Américain en transe et de ces Parisiens déconcertés. Il les regardait fixement. Ils étaient pétrifiés. Sans dire un mot, il les installait puis se précipitait sur son appareil. Celui-ci était muni d’un viseur métallique. Invariablement, à la fin de la journée, son arcade sourcilière était en sang. Beaux moments, beaux souvenirs d’un très grand monsieur, par ailleurs d’une gentillesse rare ».
C’est dès cet instant que Penn va dédoubler son travail entre Vogue et ses recherches personnelles. Le commercial ne lui suffit plus. Il ne le reniera jamais et y apportera toujours la même application quasi-mystique. Mais il veut s’exprimer par lui-même. Pour Vogue, il photographie les plus jolies femmes du monde. Alors, pour lui-même, il photographiera des nus de grosses femmes qu’il ne montrera que trente-cinq ans plus tard. Accompagné de Lisa, d’un assistant et d’un studio mobile, il parcourra à la fin des années 1960 le Dahomey, le Népal, le Cameroun, la Nouvelle-Guinée, le Maroc. Il en sortira un superbe livre, Worlds in a small room, publié en 1974. Là, Penn se rapproche enfin de son Graal : le contrôle absolu et la maîtrise de la lumière. « Pendant mes premières années de photographie, mon studio se trouvait dans un immeuble de bureaux, dans un espace fermé, sans fenêtre, où les lampes électriques simulaient la lumière du ciel. Dans cet endroit, je me prenais souvent à rêver d’être déposé magiquement, avec un studio idéal orienté vers le nord, parmi les aborigènes en voie de disparition, dans les endroits les plus lointains de la Terre. Ces étrangers remarquables m’approchaient, se mettaient devant mon appareil et, dans cette lumière du nord, je faisais des documents sur leur existence physique. »
De plus en plus, Irving Penn s’implique dans ses recherches. Là commence alors une étonnante exploration de son monde intérieur. Lui qui déteste les cigarettes, il photographie les mégots. Lui dont le studio est une clinique suisse, il y amoncelle pour ses travaux personnels des sacs à ordures collectés dans les rues. Deux seuls intermèdes plus souriants dans cette descente aux Enfers : en 1984, il réalise un livre sur les fleurs, et en 1988 un ouvrage sur les vêtements d’Issey Miyake. Bien sûr, il n’oublie pas son travail commercial. Docteur Irving et Maître Penn ont toujours la même approche passion pour l’image fixe. Les critiques, qui l’ont longtemps boudé, noteront à peine cette obsession du temps qui passe, cette angoisse des choses qui s’enlaidissent, cette appréhension de la mort. Si le propre des artistes est cette recherche absolue de la perfection dans l’angoisse, la torture et l’obsession du temps qui passe, alors Irving Penn est l’un des rares photographes à mériter cette appellation.
Jean-Jacques Naudet
Une version de cet article est apparue dans le numéro 2211 du magazine Paris Match le 10 octobre 1991.
Irving Penn : Centennial
April 24 to July 30, 2017
The Met, Gallery 199
1000 5th Ave
New York, NY 10028
USA