En 1991, à l’occasion de la parution du livre de Penn, par Nicholas Callaway, Paris Match avait publié cet article.
A 74 ans, lrving Penn se penche sur son passé, et c’est le siècle qui défile sous nos yeux, transfiguré par le regard d’un maître. Qu’il photographie les « hommes de boue » de Nouvelle-Guinée, un peintre, un écrivain, un boxeur, une star, des mégots de cigarettes ou une assiette de bouillabaisse à Barcelone, il va au-delà des apparences. C’est un entomologiste qui capture l’âme des êtres et des choses. Son travail sur la lumière semble interrompre le temps. Sa vision du monde a marqué la mode, la publicité. Elle s’est inscrite dans l’histoire de l’art. Le mois prochain, les éditions Nathan publieront son album En passant. Un monument à la gloire de l’éphémère devenu éternel.
« Je ne photographie pas ce que je vois. Cela ne m’interesse pas. Je ne photographie que ce qui m’intrigue, ce que je peux decouvrir. » D’entrée de jeu, le ton est donné. lrving Penn est l’un des photographes contemporains les plus exigeants, sinon les plus torturés, les plus perfectionnistes. Ces images sont extraites de son livre En passant, à paraitre le mois prochain (ndlr : en novembre 1991). Un monument, une somme de 300 pages et 478 images. L’histoire de l’œuvre d’un des plus grands photographes de ce demi-siècle.
lrving Penn est un personnage à part dans la photographie contemporaine. Loin du bruit et de la fureur new-yorkaise, il vit retiré dans une ferme de Long Island. Deux ou trois jours par semaine, il se rend dans son studio du bas de la 5e Avenue, « l’hôpital » comme l’appellent ses assistants et les rédactrices de mode. Là, il officie depuis trente ans de la même façon appliquée, scrupuleuse, tantôt dans le silence absolu, re-photographiant à l’infini une image jusqu’à sa perfection. De temps en temps, une dame très belle l’accompagne, Lisa Fonssagrives, sa femme depuis quarante ans, l’un des plus grands top-models des années 50, qu’il découvrit sur le plateau d’une de ses photos et dont il tomba immédiatement amoureux. Ils se marièrent trois ans plus tard, en 1950, et eurent un fils, Tom. La séance terminée, ils repartent dans leur ferme où Lisa ne cultive que des fleurs. Parfois — et c’est un honneur —, Penn s’attarde dans son studio et invite un visiteur à partager ses sandwiches ou quelques pâtisseries dont il raffole. Rien n’intéresse autant Penn que l’image fixe. Il est entré en photographie, il y a cinquante ans, comme on entre en religion. Il en a appris tous les dogmes avec ferveur, et il n’est pas rare, à 74 ans, qu’il s’enferme encore dans son laboratoire des jours entiers pour améliorer l’un de ses fameux tirages au platine.
Penn est né le 16 juin 1917 à Piainsfield, dans le New Jersey. De son enfance, il ne parle jamais. Cinq ans plus tard naît son petit frère Arthur, qui deviendra cinéaste. Il étudie le design avec Alexey Brodovitch, le mythique gourou de l’histoire de la photographie. Avec l’argent de ses premiers croquis vendus, il achète un Rolleiflex, mais c’est la peinture qui l’obsède. En 1942, il part un an au Mexique peindre et dessiner. A son retour, il détruit toute son œuvre. Penn s’engage alors dans l’armée, où il fera campagne en Italie et aux Indes.
A son retour à New York, il devient l’assistant d’Alexander Liberman, le directeur de Vogue. C’est le début d’une longue, constante et profonde amitié qui ne se démentira jamais. Il est chargé de dessiner les projets de couverture. Un jour, sur les conseils de Liberman, il commence à photographier lui-même ses projets. Le photographe vient de naître. En 1947, Vogue l’envoie photographier à Milan, Naples et Rome toutes les personnalités italiennes du monde des arts et de la littérature. Pour l’aider dans ce pays ravagé par la guerre, on lui donne pour guide Edmonde Charles-Roux, la jeune rédactrice en chef de Vogue France. Le voyage durera trois semaines. Pour Edmonde Charles-Roux, ce fut une révélation : « Penn réalisa cinquante portraits formidables. Il contrôlait tout. Pas le moindre clin d’œil, sourire, mimique au modèle. Il était dans un état de transe permanent. » Edmonde Charles-Roux le retrouvera un an plus lard, à Paris, pour la fameuse série des petits métiers. Fasciné par les mille et un marchands ambulants de l’après-guerre, Penn a fait louer un studio dans l’école de photo de la rue de Vaugirard. Mais, problème : la timidité et la barrière du langage le rendent incapable d’aller chercher lui-même ses modèles. Qui peut s’en occuper? Robert Doisneau et son complice, Robert Giraud seront chargés de la tâche. Pendant un mois, Doisneau et Giraud sillonnèrent Paris dans une somptueuse Packard, attrapant et véhiculant le rémouleur, la marchande de ballons, les ramoneurs… Doisneau raconte encore : « C’était un spectacle étonnant, la rencontre de cet Americain en transe et de ces Parisians déconcertés. Il les regardait fixement. ils étaient pétrifies. Sans dire un mot, il les installait puis se précipitait sur son appareil. Celui-ci était muni d’un viseur métallique. Invariablement, à la fin de la journée, son arcade sourcilière était en sang. Beaux moments, beaux souvenirs d’un très grand monsieur, par ailleurs d’une gentillesse rare. »
C’est dès cet instant que Penn va dédoubler son travail entre Vogue et ses recherches personnelles. Le commercial ne lui suffit plus. Il ne le reniera jamais et y apportera toujours la même application quasi mystique. Mais il veut s’exprimer par lui-même. Pour Vogue, il photographie les plus jolies femmes au monde. Alors, pour lui-même, il photographiera des nus de grosses femmes qu’il ne montrera que trente-cinq ans plus lard.
Accompagné de Lisa, d’un assistant et d’un studio mobile, il parcourra a la fin des années 60 le Dahomey, le Népal, le Cameroun, la Nouvelle-Guinée, le Maroc. Il en sortira un superbe livre, Worlds in a Small Room, publié en 1974. Là, Penn se rapproche enfin de son Graal : le contrôle absolu et la maîtrise de la lumière. « Pendant mes premières années de photographie, mon studio se trouvait dans un immeuble de bureaux, dans un espace fermé, sans fenêtre, où les lampes électriques simulaient la lumière du ciel. Dans cet endroit, je me prenais souvent a rêver d’être deposé magiquement, avec un studio ideal orienté vers le nord, parmi les aborigènes en voie de disparition, dans les endroits les plus lointains de la terre. Ces étrangers remarquables m’approchaient, se mettaient devant mon appareil et, dans cette lumière du nord, je faisais des documents sur leur existence physique. »
De plus en plus, Penn s’implique dans ses recherches. Il a commence alors une étonnante exploration de son monde intérieur. Lui qui déteste les cigarettes, il photographie les mégots. Lui dont le studio est une clinique suisse, il y amoncelle pour ses recherches des sacs à ordures collectés dans les rues. Deux seuls intermèdes plus souriants dans cette descente aux enfers : en 1984, il réalise un livre sur les fleurs et, en 1988, un ouvrage sur les vêtements d’lssey Miyake. Bien sûr, il n’oublie pas son travail commercial. Docteur Irving et Maître Penn ont toujours la même passion pour l’image fixe. Les critiques, qui l’ont longtemps boudé, noteront à peine cette obsession du temps qui passe, cette angoisse des choses qui s’enlaidissent, cette appréhension de la mort. Si le propre des artistes est cette recherche absolue de la perfection dans l’angoisse, la torture et l’obsession du temps qui passe, alors Penn est l’un des rares photographes, sinon le seul, a mériter cette appellation.
Article paru dans Paris Match #2211, le 10 octobre 1991.